De la Prohibition au cartel de Pablo Escobar, les substances illicites ont marqué l’histoire récente. Même si l’on en parle peu, le Canada a déjà traversé une période au cours de laquelle différentes drogues, dont le cannabis, étaient vendues librement. Laurent Turcot, professeur d’histoire au Département des sciences humaines de l’UQTR, raconte cette période souvent oubliée de notre passé.
« Au début du XXe siècle, on pouvait facilement acheter du cannabis, tout comme on achetait librement de l’opium, de la cocaïne, de la morphine, etc. C’était normal en quelque sorte. Tout ça faisait partie de l’ordinaire de plusieurs métiers, par exemple les musiciens de jazz », relate le professeur Turcot.
Mais peu à peu, la société a commencé à remettre en question la libre circulation de ces produits. Ainsi, en 1923, le cannabis a été ajouté à la liste des substances dont la vente et la possession étaient interdites. M. Turcot remarque qu’étonnamment, cette décision n’a pas fait de vagues.
« Ça s’est fait un peu tout seul. Le ministre de la Santé de l’époque, Henri Séverin Béland, a simplement mentionné que le cannabis allait désormais figurer au registre des drogues illégales. Aussi, il n’y a aucune trace de débat à la Chambre des communes sur ce sujet. Tout le monde était d’accord pour mettre le cannabis de côté, donc il n’y a pas eu de contestation », explique-t-il.
Les motifs d’interdiction
La décision des autorités politiques canadiennes de bannir le cannabis s’explique en partie par une peur grandissante de l’ivresse. Cette dernière était en effet perçue comme un mal qui menaçait l’ordre social.
« L’ivresse, c’est la capacité des gens d’altérer leur conscience. Ça fait très longtemps que ça existe, et l’on s’en méfie beaucoup. Les gens ivres peuvent faire des choses qui vont à l’envers de la société », indique le professeur.
« Depuis le début de l’histoire occidentale, on veut encadrer les gens afin d’être sûr qu’ils respectent les codes de la société, notamment les règles judiciaires. On craint que les gens se détournent de leur première fonction, c’est-à-dire de produire et de travailler pour rentabiliser l’État. Avec l’avènement de l’altération de la conscience, on craignait que les travailleurs, qui constituent la force utile de la société, n’arrivent plus à se placer au travail et à être efficaces au bon moment. C’est donc surtout dans un souci de rentabilisation qu’on a laissé les drogues de côté », ajoute-t-il.
Si la réputation du cannabis devenait de plus en plus mauvaise, M. Turcot précise que l’Église a renforcé cette perception négative. Le clergé disait en effet que l’altération de la conscience ne respectait pas la part divine que les hommes devaient incarner.
« L’ivresse allait de pair avec une série de comportements qui éloignaient de la morale, donc on en avait peur. L’Église disait que celui qui tombait dans l’ivresse allait devenir un mauvais père, délaisser ses enfants, s’adonner à des jeux d’argent, etc. », note le professeur.
Le rôle social du cannabis
Au cours de l’Histoire, les drogues ont joué plusieurs rôles au sein de la société. Dès la fin du XIXe siècle, elles étaient utilisées par de grands créateurs, comme Baudelaire et Mallarmé, qui voulaient altérer leur conscience. Cette pratique a ouvert la porte à d’autres, comme les Beatles, qui se sont rendus en Inde pour faire l’expérience du LSD. Évidemment, certains ont commencé à craindre que la drogue, notamment le cannabis, puisse corrompre toute une génération.
« Le cannabis a longtemps été associé à la délinquance. À la fin des années 1960, la jeunesse, à travers le flower power, refusait la société. Les autorités ne voulaient pas permettre à ce mouvement d’éclore, car selon eux, les jeunes allaient tout laisser de côté », expose M. Turcot.
De fil en aiguille, la drogue a été associée à la lutte contre les stupéfiants. Toute forme de substance illicite représentait alors un cartel auquel il fallait faire la guerre. S’attaquer aux drogues, c’était s’attaquer aux gangs de rues, aux motards, etc.
Aujourd’hui pourtant, il semble possible de légaliser le cannabis sans gâcher la société. Le professeur constate que l’expérience favorable de la marijuana médicale, ainsi que le potentiel économique du cannabis, aident à légitimer la légalisation. Quant à savoir si la population est prête, M. Turcot croit que tout est une question d’adaptation.
« Je pense que peu à peu, on va assister à l’acceptation du cannabis, comme on a accepté l’alcool après la Prohibition. Il s’agit simplement d’apprendre à gérer cette drogue. Au cours des premières années de la légalisation, il est probable qu’il y ait des excès. Évidemment, les gens qui s’y opposaient vont se servir de ça pour dire « on vous l’avait dit ». Mais en réalité, cela est un apprentissage incontournable dans la gestion du cannabis », conclut-il.