Parmi tous les appels reçus par les services d’appel d’urgence, un petit nombre d’entre eux sont logés par des personnes avec des intentions frauduleuses. Qu’elles cherchent à camoufler l’auteur ou les circonstances d’un vol, d’un accident ou d’un décès, ces personnes verbalisent bien malgré elles certains indices qui, jumelés à d’autres, font en sorte de contribuer à les incriminer. Bienvenue dans le monde de la linguistique légale (forensic linguistics), à laquelle la professeure au Département de lettres et communication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), Marty Laforest, consacre ses travaux depuis une quinzaine d’années.
L’analyse du discours constitue la spécialité de la professeure Laforest depuis ses débuts en recherche, mais son application aux enjeux de l’enquête et du droit l’a interpellée à compter de 2004, grâce aux travaux de l’une de ses étudiantes de maîtrise qui a dédié son mémoire aux appels d’urgence. « Ces appels sont loin d’être anodins, puisque la majorité des enquêtes commencent par un appel au 911, alors que survient le signalement. Ces appels sont enregistrés et banqués depuis des décennies, mais jusqu’à tout récemment, très peu d’enquêteurs avaient le réflexe de les réécouter dans l’espoir de faire cheminer leur investigation, déplore la chercheuse. L’appel d’urgence recèle pourtant des informations qui peuvent s’avérer fort intéressantes pour eux. »
C’est aussi ce que croit son collaborateur de la Sûreté du Québec, Michel St-Cyr, qui plaide depuis plusieurs années pour que les enquêteurs fassent systématiquement venir l’enregistrement de l’appel pour fins d’analyse. Le psychologue judiciaire a d’ailleurs contribué à ce que la professeure Laforest puisse constituer un corpus d’environ 80 appels d’urgence, dont la moitié ont été faits par des appelants dissimulateurs.
Au fil de ses analyses, la chercheuse est parvenue à faire ressortir des différences perceptibles entre les discours tenus par des personnes sincères et ceux tenus par des personnes dissimulatrices. Elle est actuellement sur la piste d’une prise en compte des verbalisations de l’émotion de la part de l’appelant (par exemple « j’ai peur », « vite dépêchez-vous »), avec l’hypothèse qu’elles sont plus nombreuses chez les appelants sincères.
Des appelants déstabilisés
Avant de s’intéresser aux manifestations d’émotions, Marty Laforest s’est d’abord penchée sur la structure des appels d’urgence, et plus particulièrement sur la résistance des appelants dissimulateurs face au schéma conversationnel attendu. Il faut savoir que lors de ces appels, les répartiteurs doivent suivre un protocole très serré pour obtenir de l’appelant toutes les informations nécessaires à la bonne répartition du signalement, et ce, afin d’être en mesure de déployer les services d’aide appropriés le plus rapidement et le plus efficacement possible. Or, il appert que les appelants qui dissimulent quelque chose, et qui ont ainsi réfléchi à ce qu’ils diraient — et tairaient — au répartiteur, sont généralement surpris par les questions qui leur sont posées. Ils tentent donc d’imposer leurs thèmes et ce faisant, cela crée notamment des digressions et des pauses dans la conversation. Ces petits indices qui se glissent dans leur discours donnent à l’appel une configuration sensiblement différente de celle observée dans les échanges avec les appelants sincères.
Des marqueurs de perception par les sens
Lors de ses travaux de maîtrise supervisés par la professeure Laforest, l’étudiante Jessica Rioux-Turcotte a également constaté que les appelants sincères ont davantage recours à des marqueurs explicites de perception sensorielle. Plus concrètement, cela signifie que ces personnes nomment la façon dont leurs sens leur ont permis d’avoir accès aux informations qu’elles rapportent ; elles utilisent donc des expressions telles que « J’ai vu », « J’ai entendu » et « J’ai senti » pour détailler la situation qu’elles exposent au répartiteur.
Perspectives d’application
Maintenant qu’elle a répertorié plusieurs variables statistiquement significatives qui distinguent les deux séries d’appels qu’elle a comparées, Marty Laforest a le souci de transférer les résultats de ses recherches aux enquêteurs ; elle travaille donc actuellement sur un modèle d’analyse qu’elle souhaite le plus performant possible.
« Cela présente toutefois certains défis, souligne-t-elle. Comme les utilisateurs seront des enquêteurs et non des linguistes, le modèle doit être assez simple pour qu’une courte formation soit suffisante pour en permettre l’utilisation?; on ne peut pas imaginer que les enquêteurs se mettent à retranscrire religieusement chaque appel et qu’ils se lancent dans des analyses linguistiques très minutieuses. Cependant, il faut éviter de créer un modèle trop simple qui ferait en sorte d’en compromettre la fiabilité. » Le défi est de taille, mais Marty Laforest compte bien le relever en poursuivant sa collaboration avec les enquêteurs et les institutions qui les emploient.