La demande vient souvent de la bouche d’un enfant : « Maman, raconte-moi une histoire ! ». Désolé messieurs, mais ce sont souvent les mamans qui sont mises à contribution pour cette activité vespérale. Quoi qu’il en soit, et sans faire un débat sur qui doit raconter une histoire à ses enfants avant de se coucher, ritournelle incessante dont je partageais la plaisante activité avec ma conjointe, petits comme grands adorent se faire conter une histoire et non pas raconter des histoires. Ce n’est pas moi qui le dit, mais Bruno Bettelheim[1].
Personnellement, je me souviens d’une histoire, présentée sous forme d’un livre-disque, que nous avions plaisir à écouter mes frères et moi, et qui commençait ainsi : « Notre histoire commence à l’époque où aucun avion ne sillonnait encore le ciel et que la marine se faisait uniquement à la voile. » C’était le livre de Jules Verne, 20 000 lieues sous les mers.
Eh bien, dites-vous que les experts du marketing, eux aussi, aiment vous en raconter des histoires et que vous, comme consommateurs, vous aimez les lire, les entendre et surtout les croire. Pourquoi ? Tout simplement parce que comme l’expliquent des experts de ce qu’on appelle le storytelling[2] – anglicisme inventé par cette « science du marché » – « le niveau narratif permet d’humaniser le discours de la marque et particulièrement de donner à ses valeurs, souvent implicites, une forme montrable, racontable et par conséquent explicite[3] ».
Ainsi, lorsqu’on parle des débuts difficiles d’une marque, de sa progression, de ses batailles pour éviter les écueils, le consommateur comprend que le chemin s’est fait en marchant et qu’il n’était pas pavé pour le marcheur. Quelques exemples choisis ici et là montrent cette réalité. Prenons pour commercer l’exemple de l’entreprise Simons, dont le storytelling de la marque débute ainsi : « Notre histoire commence en 1812, alors que Peter Simons arrive d’Écosse et s’établit dans une petite ferme de la région de Québec pour y élever sa famille de cinq enfants[4] ».
On retrouve des éléments similaires chez LEGO. Ole Kirk Christiansen est avant tout un menuisier charpentier qui travaille de son métier. La crise économique, la perte de sa femme, l’incendie accidentel de son atelier et de sa maison ainsi que les années difficiles qui vont suivre le poussent à développer un créneau. Il se trouve seul à la tête de son entreprise avec quatre enfants à nourrir : il se lance dans la fabrication de jouets en bois à partir des chutes de bois. Des années plus tard, avec l’un des fils, l’intrigue pour une machine à mouler du plastique les pousse à fabriquer des blocs emboîtables. Et la marque LEGO (joue bien) allait entrer dans la légende[5].
Ce type d’histoire présentant les origines souvent modestes est aussi évoquée par Molson : « En 1786, John Molson, un immigrant anglais, a fondé la plus vieille brasserie au Canada sur les rives du fleuve Saint-Laurent, à Montréal » ; et puis Coors : « En 1868, Adolph Coors, un apprenti brasseur sans le sou, est monté clandestinement à bord d’un navire allemand pour se rendre aux États-Unis[6] ».
Des points communs ressortent de quelques-unes de ses marques : les débuts difficiles et modestes. Les effets sur le lecteur consommateur sont multiples : l’association à l’entrepreneur, à la famille, aux traditions, à l’entraide et à la croyance que tout est possible.
Une marque ancienne donne aussi un plus grand sentiment de crédibilité aux consommateurs ; elle a défié les années, a traversé les modes, s’est moquée des concurrents, a résisté aux évènements douloureux de la vie de l’entrepreneur et de l’environnement dans lequel elle évolue et perpétue ses valeurs. Si la marque a réussi à surmonter autant d’épreuves, c’est qu’elle est bien gérée, que les produits sont de bonne qualité et qu’ils répondent aux besoins changeants des consommateurs.
Parlant de changement justement, l’entreprise de luxe française Hermès est passée de la fabrication de harnais pour chevaux en 1837 aux carrés de soie, aux sacs à main, cravates, articles de maroquinerie et parfums[7]. Parlant de parfums maintenant, qui sont initialement associés à la ville de Grasse en France[8], l’entreprise Molinard est un parfumeur établi dans cette localité depuis 1849. Initialement, cette ville comptait de nombreux tanneurs, qui envoyaient leurs peaux à Paris pour la fabrication de gants en cuir. Comme le tannage est une activité qui sent extrêmement mauvais, les manufactures déposaient des fleurs parfumées afin que les peaux s’en imprègnent durant l’entreposage et le voyage. Puis graduellement, l’idée est venue d’intégrer cette activité et de fabriquer des parfums à partir de ces fleurs et de délaisser le travail de tanneur.
Un autre virage spectaculaire est celui de Abercrombie & Fitch. Initialement spécialisée dans les accessoires de camping, chasse et pêche dès 1892, la marque se réoriente graduellement vers les vêtements pour hommes, femmes et enfants[9], et adopte aussi dans les années 2000 des pratiques marketing controversées, de quoi faire couler beaucoup d’encre… pour écrire une autre histoire.
Et les consommateurs sont là aussi, comme dans le storytelling pour servir de relais, partager et propager l’histoire en y adhérant par des achats et par le partage des valeurs de l’organisation. Alors, comme toutes les belles histoires ont une fin, retenons que les plus belles marques vivent encore heureuses et ont beaucoup de successeurs pour propager leur image à travers les époques, que les produits soient les mêmes qu’à l’origine ou différents.
– FIN –
Références
[1] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, traduction de Théo Carlier, Paris, Robert Laffont 1976 ; réédition Pocket, 1999, p. 35.
[2] « Le storytelling est littéralement le fait de raconter une histoire à des fins de communication. […] . Le storytelling peut utiliser des histoires réelles (mythe du fondateur ou de la création d’entreprise) ou créer des histoires imaginaires liées à la marque ou au produit […] » https://www.definitions-marketing.com/definition/storytelling/
[3] Le storytelling en Marketing. Toute entreprise a une histoire à raconter. Livre blanc édité par l’Association française du marketing. En ligne : https://www.afm-marketing.org/sites/default/files/atoms/files/Livre%20AFM%202%20avec%20regard%20de%20chercheur.pdf
[4] https://www.simons.ca/fr/a-propos/notre-histoire–a22865
[5] https://www.lego.com/en-us/history/
[6] https://www.molsoncoors.com/fr/a-propos/notre-histoire
[7] https://www.hermes.com/ca/fr/story/235056-six-generations-d-artisan/
[8] Voir à ce sujet l’excellent livre de Patrick Süskind, Le parfum, Paris, Le livre de Poche, 1988.
[9] https://corporate.abercrombie.com/our-company/about-us/company-history