Idéalisées, glorifiées, mais aussi victimisées et objectifiées, les femmes ont toujours été représentées dans les œuvres qui ont marqué l’histoire. Or, leur participation à la culture populaire dépasse de loin le portrait qu’on a dressé d’elles au fil des époques. Selon la professeure Maureen-Claude Laperrière, du Département des langues modernes et de traduction de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), c’est en tant que créatrices de littérature, d’art et de musique qu’elles ont eu le plus d’impact sur la postérité.
À l’instar du rôle social des femmes, le travail des artistes féminines est longtemps resté dans l’angle mort du savoir collectif. Malgré la reconnaissance dont jouissent aujourd’hui certaines pionnières de la Renaissance et des Lumières (comme la dramaturge Aphra Behn ou la poétesse Christina Rossetti), la plupart des œuvres nées de la main des femmes sont demeurées confinées dans l’ombre. De nombreuses écrivaines ont même choisi de conserver l’anonymat pour s’assurer d’être prises au sérieux. Les choses commencent cependant à changer lorsque Mary Shelley écrit Frankenstein.
« Un soir où il pleuvait, Mary était cloîtrée à l’intérieur avec quelques amis. Pour se désennuyer, ils ont décidé de faire un concours d’histoires de peur. C’est à ce moment qu’elle écrit l’histoire du docteur Frankenstein qui, pour obtenir la reconnaissance de ses pairs, crée un monstre qui se révélera plus tard être hors de contrôle », rappelle Mme Laperrière.
« Ce roman a eu beaucoup d’influence sur les écrivains du 19e siècle. Il a notamment amené les philosophes humanistes à s’interroger sur le caractère inné ou acquis de la méchanceté, et les psychanalystes à explorer le rôle du père dans le développement de sa progéniture. Il est aussi possible de faire un parallèle avec l’approche politique de Marx, pour qui le capitalisme est un monstre qui se nourrit du travail des ouvriers. L’œuvre de Mary Shelley a donc été phénoménalement importante », ajoute-t-elle.
Au 20e siècle, la mode du roman policier a un impact considérable sur le rôle des femmes dans la culture populaire. Si le genre des créatrices est de moins en moins un obstacle à leur reconnaissance (comme en témoigne la popularité d’Agatha Christie), l’image des femmes véhiculées dans la fiction démontre l’ampleur du travail qui reste à faire.
« Dans la tradition américaine du roman et du film noir, le seul rôle réservé aux femmes était celui de la femme fatale ; celle qui entrait dans le bureau du détective avec son rouge à lèvres, ses talons hauts et sa grande coiffure, et qui utilisait ses charmes pour obtenir la loyauté du détective. Mécontentes d’être traitées comme des objets, les femmes ont soutenu qu’elles pouvaient jouer bien d’autres rôles. Ainsi, la secrétaire du détective s’est peu à peu mise à contribuer à l’enquête », évoque la professeure.
Cette lutte pour la reconnaissance se poursuit au cours des années 1960. Dans la populaire série télévisée Star Trek (celle avec William Shatner), l’actrice Majel Barrett était initialement supposée interpréter le rôle de « numéro un », le commandant en second de l’USS Enterprise. Or, en raison de nombreuses plaintes, on lui a plutôt attribué le rôle de l’infirmière de bord. Il faut attendre Star Trek: Voyager en 1995 pour voir la première femme capitaine de la franchise.
Pendant ce temps, une autre émission donne tranquillement une place de premier plan aux femmes : Les Simpson.
« Ça prenait la stabilité de la famille pour amener les Américains à questionner le modèle traditionnel. Dans Les Simpson, Homer n’est ni terriblement beau ni terriblement intelligent. Il fait continuellement des erreurs, et c’est sa femme ou sa fille qui doivent les réparer », indique Mme Laperrière.
« Même si Marge et Lisa sont des personnages typiques par le rôle qui leur est attribué, ce qu’elles font n’est pas typique. Par exemple, il y a un épisode dans lequel Lisa, qui est végétarienne, commence à s’en prendre aux gens autour d’elle qui n’adoptent pas ce régime alimentaire. Un personnage comme Lisa n’aurait jamais pu exister avant, parce que le point de vue des femmes n’était pas pris avec considération », remarque-t-elle.
Décloisonner les genres
Le monde d’aujourd’hui est une sorte de buffet à volonté de culture : chacun peut aller chercher ce qui lui convient, en fonction de ses intérêts. À l’heure où les contenus sont de plus en plus nombreux et disponibles, existe-t-il encore quelque chose comme une culture féminine ?
« La culture populaire, c’est pour tout le monde ! Avant, on parlait bel et bien d’une culture des femmes. Je me souviens avoir donné un cours de littérature jeunesse, dans lequel je mettais Anne… la maison aux pignons verts. Chaque année, on me disait que les garçons ne voudraient pas lire un extrait de roman de fille. Mais au fond, c’est quoi un roman de fille ? Est-ce un roman où l’héroïne est une fille ? Si c’est le cas, est-ce que ça veut dire que les garçons ne seraient pas intéressés à lire l’histoire d’Harley Quinn ? Je pense que tout le monde peut être intéressé par un personnage de l’univers de Batman », affirme Mme Laperrière.
La professeure remarque également que des médiums culturels comme le manga, l’anime, le jeu vidéo, le grandeur nature et la science-fiction ne sont plus aujourd’hui l’apanage des seuls garçons. Pour elle, cela démontre que les femmes sont désormais capables de s’affirmer à travers divers parcours, et d’inspirer au passage les jeunes filles à devenir des femmes fortes, chacune à leur façon.
« Je pense que pour voir où une culture en est rendue, il faut regarder avec quelle profondeur elle aborde ses personnages. Les créatrices d’aujourd’hui n’hésitent plus à mettre en scène des héroïnes, mais aussi des vilaines et des anti-héroïnes. On s’éloigne des personnages stéréotypés, qui n’ont pas grand-chose à enseigner à leur auditoire. Lorsque les personnages sont humanisés, qu’ils ont une histoire et qu’ils suivent une progression, c’est là qu’ils portent un message. Et c’est phénoménalement plus intéressant ! », estime Mme Laperrière.
Pouvoir changer le monde
La culture populaire a longtemps évolué en marge des œuvres classiques de Shakespeare et compagnie. Encore de nos jours, certains posent un regard condescendant sur les genres de la fiction, déplorant leur manque de sérieux. Pour Mme Laperrière, la culture populaire mérite au contraire toute notre considération.
« Si vous lisez une œuvre comme Millénium de Stieg Larsson, vous vous rendrez compte que la réalité vécue par l’héroïne est assez fidèle à la réalité vécue par beaucoup de jeunes femmes. La culture populaire parle de notre société, de notre culture, et de l’avenir qui nous attend », avance la professeure.
Discernant toute la portée de la culture, Mme Laperrière croit que les enseignants, du secondaire à l’université, devraient aborder le sujet avec le sérieux qu’il mérite. Bien que le médium puisse être amusant et ludique, elle pense que les jeunes doivent aussi comprendre le sens profond des œuvres.
« La littérature populaire, la musique populaire et le cinéma populaire sont des représentations de ce qu’on était, de ce qu’on est, et de ce qu’on veut devenir. La culture populaire englobe la philosophie, l’histoire, et l’art même. C’est un bijou qui cristallise ces trois sphères, et pour cette raison, il faut continuer de l’encourager. Aujourd’hui, elle permet aux femmes de partager leur vision, une vision qui vient d’une expérience qui était autre, mais qui ne veut plus l’être », constate la professeure.
« Seulement au Québec, si on pense aux artistes, les chanteuses, les chansonnières, les écrivaines, les dramaturges… l’impact de leurs idées est énorme ! Les femmes se doivent donc de participer activement à la culture, car cela leur permet de faire partie du monde », conclut-elle.