En prenant l’autoroute 40 en direction de Montréal, les automobilistes assistent chaque année à un phénomène typique. Avec l’arrivée du printemps, le lac Saint-Pierre vient inonder les plaines qui l’entourent. Plus qu’un simple spectacle visuel, cette variation du niveau d’eau fait partie du cycle de l’écosystème local. En effet, ces terres peuplées d’organismes vivants tirent profit de la montée et du retrait du lac. Or, les aménagements territoriaux effectués par l’homme engendrent différentes conséquences pour ce même écosystème.
« Au cours des dernières décennies, les plaines inondables du lac Saint-Pierre ont subi d’importantes transformations qui ont changé la nature de leur couvert végétal. D’abord parsemées de prairies naturelles, les terres ont rapidement été réaménagées pour accueillir des cultures permanentes. Cependant, la croissance de la population a amené une augmentation des besoins agricoles. Cette pression s’est traduite par l’implantation de cultures annuelles, l’intensification de l’agriculture et l’utilisation accrue de pesticides et de machinerie sur le territoire », prévient Shahin Badesab, étudiante au doctorat en sciences de l’environnement à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).
« Le problème, c’est qu’après les récoltes, le sol est laissé à nu. Cela entraîne des épisodes d’érosion, qui emportent des petites couches de sol et les nutriments qui s’y retrouvent. En plus d’avoir un impact sur la richesse des sols, le mouvement engendré soulève des sédiments. L’eau devient chargée de particules en suspension, ce qui affecte l’alimentation du zooplancton, ainsi que la reproduction des poissons qui séjournent dans les plaines », ajoute-t-elle.
Bien que préoccupants, les enjeux environnementaux dont il est question n’ont pas de solutions simples. Les réalités propres aux habitants de la région rendent de facto problématique la cessation de l’exploitation agricole, bien que l’implantation de celle-ci dans la plaine d’inondation n’était pas légale à l’origine. Pour protéger adéquatement le territoire, il faut donc mieux comprendre comment celui-ci est affecté. C’est là que la recherche entre en jeu.
Un environnement dynamique
Membre du Pôle d’expertise multidisciplinaire en gestion durable du littoral du lac Saint-Pierre, Andrea Bertolo étudie ce secteur depuis de nombreuses années. Le professeur au Département des sciences de l’environnement s’intéresse actuellement à la possible toxicité des sols, ainsi qu’au potentiel de stockage des plaines inondables pour ce qui est des propagules d’organismes vivants (œufs de zooplancton et graines de plantes).
« À l’origine, le pourtour du lac Saint-Pierre était un milieu humide recouvert d’une forêt et de prairies humides. Or, quand les gens ont commencé à s’y installer, ils ont graduellement converti les plaines en pâturage. Et à partir des années 1950, ces mêmes prairies ont changé de vocation ; on a commencé à y pratiquer l’agriculture industrielle. Pour ma part, j’étudie l’incidence de ces différents aménagements. En théorie, plus on s’éloigne de la forêt naturelle pour se rapprocher des champs agricoles, plus on devrait observer d’impacts sur la biodiversité », explique-t-il.
Aujourd’hui, les plaines inondables peuvent être comprises comme un gradient. La portion aux abords du lac correspond à la forêt inondée. En reculant un peu, la nature du terrain change, passant à la prairie naturelle. Toujours plus en retrait, la prairie devient aménagée, dans le sens où elle est fauchée à différentes fréquences. Enfin, encore un peu plus à l’intérieur des terres, l’espace est occupé par les champs agricoles, où l’on cultive du maïs et du soya.
Si les champs conventionnels restent à nu pendant l’hiver, le Pôle d’expertise a également proposé un aménagement de champ amélioré. Dans ce cas, une culture de couverture est utilisée pendant la saison froide pour éviter l’érosion lors du retrait des eaux. Certains fermiers locaux ont d’ailleurs accepté de tester cette pratique sur une portion de leur terrain.
« Malgré ces transformations, la fluctuation du niveau d’eau demeure. En été, c’est un champ ; mais après la fonte des neiges, on parle vraiment d’un écosystème aquatique. Bien que ce soit temporaire, les implications écologiques sont majeures. Pendant la période d’inondation, certains poissons pénètrent dans l’eau des plaines inondables. Ils préfèrent cet environnement pour se reproduire : ils y sont davantage en sécurité, la température y est plus chaude, et comme les eaux sont peu profondes, la concentration en nourriture y est plus intéressante. Ils ont ainsi l’assurance que leur progéniture pourra croître dans l’abondance », indique M. Bertolo.
La présence des poissons est intimement liée à celle du zooplancton. Profitant lui aussi des conditions favorables des plaines, il foisonne dans cet environnement temporaire. Shahin souligne cependant que, contrairement à ses prédateurs, il ne retourne pas nécessairement dans les eaux plus profondes du lac après l’inondation.
« En raison des conditions de stress liées au retrait des eaux, le zooplancton dépose une banque d’œufs qui va se retrouver dans le sol après le retrait des eaux. Le processus de reproduction s’échelonne donc sur toute une année : les œufs en dormance vont éclore au printemps suivant, avec la nouvelle inondation. Ainsi, lorsque les poissons reviennent dans les plaines inondables, ils ont accès non seulement au zooplancton qui provient du lac, mais aussi à celui qui éclot de cette réserve souterraine d’œufs », précise la doctorante.
Un développement affecté
Afin d’avoir un aperçu plus complet de la dynamique qui s’opère dans les sols, les chercheurs ont voulu analyser leur toxicité potentielle. Pour ce faire, ils ont recueilli de petits échantillons de terre, qu’ils ont placés dans des sachets de thé. Ils les ont ensuite infusés dans l’eau, avant d’y incuber du zooplancton et des œufs de perchaude.
« Pour mon projet de thèse, j’observe non seulement l’émergence des organismes, mais aussi leur comportement. À cet égard, la Daphnia magna s’avère très utile. Il s’agit d’un tout petit crustacé qu’on cultive en laboratoire, et qui est très sensible aux produits chimiques et aux contaminants. Nous avons donc fait l’expérience pour chaque gradient, afin de voir comment les daphnies y réagissaient », note Shahin.
« Une fois que les daphnies ont éclos, nous les regardons au microscope pour voir comment elles agissent. Nous scrutons les mouvements de leur queue, leur vitesse de nage, ainsi que leurs signes physiologiques comme la fréquence cardiaque. Nous sommes aussi à l’affût de comportements révélateurs, comme le fait de rester statique ou de se nettoyer régulièrement. Pour ce qui est des embryons de perchaude, nous pouvons évaluer leur courbe de survie après les avoir exposés aux différents gradients de sol. En plus du taux de fécondité, nous sommes en mesure d’observer leur comportement général, notamment comment ils tournent dans leur œuf », mentionne pour sa part M. Bertolo.
Les résultats obtenus montrent que le comportement des embryons de perchaude n’est pas différent d’un gradient à un autre. Toutefois, dans les sols agricoles, ces embryons montrent des taux d’éclosions de 30 % à 40 % moindres par rapport aux sols naturels.
Autre découverte préoccupante, la vitesse de développement semble beaucoup plus lente dans les champs cultivés. Les larves y éclosent environ deux jours plus tard que dans l’environnement forestier. Bien que la cause de cet écart demeure hypothétique, les chercheurs croient qu’elle pourrait s’expliquer par la présence de contaminants dans les sols. En effet, les terres agricoles sont susceptibles de contenir des traces d’herbicides, d’insecticides et de pesticides.
Comment se porte la flore ?
En marge de leurs travaux sur l’écotoxicité des sols, les chercheurs s’intéressent également à la banque de graines enfouie dans les plaines inondables. Avec l’aide de la stagiaire Laiza De Carvalho Lima, ils ont entrepris de voir comment les aménagements affectaient la végétation.
« Nous avons collecté des échantillons de sols dans l’ensemble du gradient. Ceux-ci contiennent des graines laissées par les plantes aquatiques et terrestres. En laboratoire, nous les avons mis en culture afin de faire germer ces graines. En procédant ainsi, nous souhaitons évaluer la diversité et l’abondance des plantes dans les différents gradients », précise M. Bertolo.
Si les résultats ne sont pas encore disponibles, le professeur estime qu’il pourrait y avoir là aussi une disparité entre les milieux naturels et les terres cultivées.
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