Le rendez-vous avait été fixé au cœur même de ses installations. Un endroit reculé, situé au nord du Cap-de-la-Madeleine. En remontant le boulevard Thibeau, le ciel s’est assombri, ternissant encore davantage les rares couleurs de ce secteur de la ville. Alors que les propriétés s’espaçaient, un terrain asphalté, immense, est apparu sur la gauche. Aucune chance de s’y tromper : ce champ de bitume marquait l’entrée de son domaine. Tout au fond se dressait un petit bâtiment industriel, semblable à un entrepôt. Grande ouverte, la porte des marchandises laissait filtrer une vague odeur terreuse. Après avoir fait quelques pas à l’intérieur, sa voix a fait résonner les murs. Il était là, perché en haut de l’escalier. Arborant un large sourire.
Si le contexte évoqué est réel, le Maltraiteur, lui, est un bon gars. En fait, il s’agit plutôt du nom de l’entreprise de Luc Lévesque, qui est propriétaire et fondateur de cette malterie artisanale. Diplômé du baccalauréat en sciences biologiques et écologiques de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), il a mis sur pied son projet entrepreneurial dans le but de compléter la chaîne brassicole de la région.
« Le Maltraiteur a ouvert ses portes en mai 2018, mais c’est l’aboutissement d’un projet d’affaires qui a débuté autour de 2014. Après l’université, j’ai commencé à m’intéresser plus sérieusement à l’écosystème brassicole. Rapidement, je me suis rendu compte qu’il manquait un maillon à la chaîne de valeur locale. On retrouve beaucoup de producteurs de céréales et de brasseries en Mauricie, au Centre-du-Québec et dans Lanaudière. Or, il n’y avait aucune malterie à proximité, ce qui faisait en sorte que les stocks étaient transportés ailleurs au Québec, avant d’être réexpédiés ici une fois maltés. C’était assez catastrophique pour l’empreinte écologique ! », évoque M. Lévesque.
Devant ce constat, Le Maltraiteur s’est donné comme mission de produire du malt fait entièrement à partir de ressources locales. L’entreprise prend d’ailleurs le mot « proximité » très au sérieux ; sa chaîne d’approvisionnement tient dans un rayon de 50 à 75 km seulement. Si les céréales utilisées pour le malt doivent répondre à un certain nombre de critères de qualité, les producteurs de la région se montrent largement à la hauteur.
« Comme j’ai étudié en biologie, je suis assez sensible aux enjeux environnementaux. D’ailleurs, Le Maltraiteur utilise en majeure partie des céréales cultivées sans pesticides. Les producteurs utilisent diverses approches, soit le conventionnel, l’Agrinature ou le biologique, mais la vision environnementale est toujours présente. Aussi, c’est important pour nous d’offrir aux producteurs un prix qui est juste. La grande industrie leur offre habituellement un prix dérisoire pour leurs céréales. En œuvrant à petite échelle, la notion d’équité vient naturellement. Et cela ne nous empêche pas de revendre nos malts à des prix concurrentiels sur le marché ! », souligne M. Lévesque.
Un produit vivant
En gros, le malt est une céréale germée qui a été cuite, de manière à en faire ressortir les saveurs. Diverses céréales peuvent servir à faire du malt, comme l’orge, le blé, l’avoine, le seigle et bien d’autres. Comestible, il est surtout utilisé dans la fabrication de boissons alcoolisées, notamment la bière et le whisky.
« Pour faire notre malt, nous utilisons deux procédés différents. D’une part, nous avons recours aux méthodes industrielles, avec de l’équipement manufacturier fabriqué sur mesure. Comme la main-d’œuvre est difficile à trouver en ce moment, c’est important pour nous de poursuivre l’automatisation de nos processus. D’autre part, nous nous adonnons aussi au maltage de plancher, qui correspond à la méthode traditionnelle. Cette approche permet de dégager des arômes particuliers que l’on ne retrouve pas avec un traitement industriel », précise M. Lévesque.
Le maltage de plancher se déroule en trois étapes. D’abord, les employés du Maltraiteur font tremper les grains. En augmentant l’humidité dans les céréales, ils amorcent ainsi le processus de germination. Ensuite, les grains sont transférés au plancher de germination, où ils sont travaillés manuellement au sol pendant quelques jours. Ils sont mélangés périodiquement, afin de libérer la chaleur et le CO2 qu’ils génèrent. Enfin, le malt vert passe par une étape de séchage, communément appelée le touraillage. C’est cette dernière étape qui procure au malt ses saveurs, arômes et couleurs distinctives.
« Lorsque j’ai démarré la malterie, elle produisait uniquement du malt de plancher. Les premières années ont été intenses, parce que j’étais seul pour assurer la production. C’était 7 jours sur 7, un peu comme pour les producteurs agricoles. Heureusement, le virage technologique a permis de diminuer un peu la charge », évoque M. Lévesque.
Une idée qui a germé
Avant de lancer son projet d’entreprise, le propriétaire du Maltraiteur a roulé sa bosse dans le domaine de l’environnement. À peine sorti du secondaire, il intègre le marché du travail pour s’adonner à des emplois manuels. Toutefois, il retourne rapidement sur les bancs d’école, alors qu’il s’inscrit en techniques du milieu naturel au Cégep de Saint-Félicien. À partir de là, le passage au baccalauréat en sciences biologiques et écologiques était presque naturel.
« Ce que j’ai aimé du programme de l’UQTR, c’est son côté très concret. Il n’y avait pas que de la théorie ; on se rendait souvent sur le terrain pour appliquer les connaissances que nous avions acquises. Les études universitaires permettent vraiment de développer un esprit scientifique, d’analyse et de synthèse. Ça m’est encore utile aujourd’hui, puisque je travaille avec du vivant. Le maltage, c’est de la germination contrôlée, donc c’est de la biologie pure et simple. Ça fait carrément partie du créneau de la physiologie végétale, un cours que j’avais eu jadis et qui se donne toujours », témoigne M. Lévesque.
« Outre cela, l’aspect technique est également resté. Nous avons un petit laboratoire pour faire nos contrôles de qualité, et la prise de données s’effectue selon un protocole rigoureux. Paradoxalement, ce processus d’un grand sérieux aboutit en bière. Ça a quelque chose de contre-intuitif, mais si l’on considère que le produit fini est le résultat de l’interaction entre plusieurs ingrédients vivants, on réalise que c’est merveilleux ! », ajoute-t-il.
Cette passion pour la bière a évolué tout au long des études du principal intéressé. Dans l’effervescence du milieu des années 2000, M. Lévesque profite de l’essor des microbrasseries pour goûter aux produits qui apparaissent partout dans la province. Curieux, il s’intéresse de plus en plus au processus de fabrication de la bière, et aux ingrédients qui la composent. Il commence d’ailleurs à s’interroger sur la possibilité d’implanter un projet à Trois-Rivières.
Après avoir terminé son baccalauréat, le diplômé se retrouve face à un marché de l’emploi difficile. Il réussit néanmoins à tirer son épingle du jeu, et devient conseiller en agroforesterie pour le Syndicat des producteurs de bois Mauricie / Centre-du-Québec. Pendant cette période, il œuvre au développement des produits forestiers non ligneux, et collabore avec des propriétaires terriens pour amorcer divers projets. Sa capacité d’initiative lui permet aussi de lever des fonds, ce qui n’est pas sans attiser en lui la flamme de l’entrepreneuriat. En 2013, son titre de biologiste lui permet de décrocher un poste de chargé de projets chez Progestech ; il réalise notamment des inventaires floristiques, et procède à la délimitation de la ligne des hautes eaux. En parallèle, il commence à se dire qu’il possède tous les outils pour lancer sa propre entreprise.
« En entrepreneuriat, le plan d’affaires est super important. Sauf que moi, je partais d’une feuille blanche ! Comment est-ce qu’on écrit ça, un plan d’affaires ? Je suis donc allé faire un cours en lancement d’entreprise, et j’ai commencé à monter concrètement mon projet de malterie. Je savais qu’à l’époque, le malt provenait des grandes malteries industrielles d’Europe et d’Amérique du Nord principalement, alors mon but était de revenir à une échelle plus locale. Et même si la culture des céréales est dominée par le maïs et le soya dans la région, je savais que certains producteurs cultivaient en rotation de petits lots de grains. La matière première était donc facilement accessible à proximité. De plus, le nombre grandissant de brasseries sur le territoire m’assurait que j’aurais une clientèle », raconte M. Lévesque.
Enthousiaste, l’entrepreneur se rend jusqu’en France, où il visite une petite malterie de plancher en régie biologique. Ce modèle d’affaires, qui demande un faible investissement de départ, devient son inspiration. Il fonde finalement Le Maltraiteur en 2017, et ses efforts permettent de rendre la malterie opérationnelle dès l’année suivante.
Suivre la parade
Dans les dernières années, l’entreprise a connu une importante phase d’investissements. Elle s’est dotée d’équipements plus gros, afin d’augmenter son volume de production. M. Lévesque révèle qu’environ 90 % de la clientèle du Maltraiteur provient de la région, et qu’il souhaite pouvoir continuer à les fournir.
« Les microbrasseries avec lesquelles nous faisons affaire ont de plus en plus de fermenteurs. Certaines emménagent même dans des petites usines ! Elles veulent produire davantage, donc naturellement, leurs besoins en malt sont grandissants. Comme nous travaillons avec elles depuis nos tout débuts, nous ne voulons pas les lâcher. Nous augmentons notre capacité de production pour pouvoir suivre cette vague », indique-t-il.
Le nouveau système mis en place s’inscrit lui aussi dans l’axe régional. Il a été conçu et fabriqué par les Systèmes de brassage H.M., une entreprise de Bécancour récemment déménagée à Trois-Rivières.
« Le rodage est terminé, alors la production pourra bientôt commencer. L’implantation de ce nouveau système nous permettra aussi de fournir de nouveaux clients, tels que Flore Sauvage. La valeur de proximité que l’on retrouve chez eux nous rejoint beaucoup. Je suis un pro-local, et je suis fier que cela s’incarne dans la mission du Maltraiteur », conclut M. Lévesque.