Il y a des véhicules qui ont marqué leur époque par leur forme, leur performance, ou encore parce qu’ils sont liés à un moment historique. La Ford T, la Coccinelle de Volkswagen, la Mini Cooper, la Citroën 2CV, la Ford Mustang ou la Porsche 911 en font partie. À cette liste non exhaustive, il faut ajouter le Willys MB, qui allait finalement être rebaptisé Jeep. Toute une histoire…

Le professeur de marketing William Menvielle.
Cet article – Courant d’idées – est rédigé par William Menvielle, professeur au Département de marketing et systèmes d’information de l’École de gestion de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).
La marque et ses symboles
Lancé en 1941 comme véhicule pour équiper l’armée américaine, le Willys MB[1] a été en service pendant une quarantaine d’années, mais s’est aussi décliné en véhicule à usage civil dès 1946 sous le nom CJ (Civilian Jeep). Plusieurs versions existent aujourd’hui, à deux ou à quatre portes, et avec une motorisation à essence ou hybride rechargeable.
Les origines de la marque Jeep sont assez nébuleuses. Les plus simplistes, et sans doute les plus connues, mentionnent que le nom Jeep est en fait une contraction de G-P (prononcé « Dji Pi » en anglais), désignant « General Purpose »[2], soit un véhicule tout usage, dans la mesure où il était capable de transporter quelques soldats, du matériel, tirer une remorque et servir de véhicule de commandement ou de liaison.
Cette explication est toutefois remise en cause. Sur le site Web Wordorigins, David Wilton mentionne qu’en argot, le terme « jeep » désigne un une personne inexpérimentée, et que le langage militaire associe à « jeep » un novice. Enfin, dans les bandes dessinées, l’onomatopée « jeep » est le cri d’un oisillon[3]. Mais l’histoire gardera sans doute en mémoire le fait qu’un sergent américain ait surnommé le véhicule Jeep en référence au personnage Eugène le Jeep de l’émission Popeye[4].
Quant à la calandre à sept fentes, elle reste un mystère, car elle n’a pas toujours comporté autant de fentes. Sept est un chiffre chanceux au sein de nombreuses cultures, comme le rappelle cet article de journal[5]. L’explication tient-elle ? Cela reste un mythe.
Toutefois, les hypothèses sont nombreuses. Certains affirment qu’il y a autant de fentes qu’il y a de continents, signe d’une volonté d’internationalisation de la marque. Certains évoquent aussi les sept merveilles du monde[6] ! D’autres précisent tout simplement que les premiers modèles de ce qui deviendra le Jeep Wrangler ont été fabriqués par Ford et, pour éviter de copier le brevet de l’autre géant américain, la marque a décidé de modifier la calandre et, conséquemment, le nombre de fentes qui la composait[7].
Quant aux phares, ils sont distinctifs, car ronds, sauf sur le modèle Wrangler, version YJ, produit de 1987 à 1995. L’analyse rationnelle veut que les phares ronds soient moins chers à produire. Dans un ouvrage, certes contesté, le psychologue Clotaire Rapaille explique que chaque marque a son code et que celui pour le Jeep est le cheval[8].
Faire du cheval, c’est sentir le vent dans les cheveux, dans son visage, être assis sur une selle en cuir. C’est un peu ce que l’on peut sentir en conduisant un Jeep, un des rares – pour ne pas dire le seul véhicule – dont les portes et le toit s’enlèvent et le pare-brise se rabat ; autant d’éléments pour sentir le vent et se sentir aussi libre que sur un vélo ou une moto. Un modèle de la marque Jeep s’appelait d’ailleurs Liberty.
Quant aux phares ronds du Jeep, ils rappellent la forme des yeux du cheval. Étonnant ? Pas forcément, lorsqu’on sait que le principal concurrent du Jeep Wrangler est le Ford Bronco, du nom d’un cheval sauvage, utilisé dans les rodéos.
Un produit personnalisable
Avec une taille de 196 milliards de dollars américains en 2022, la vente des accessoires pour automobile est en pleine croissance[9], que ce soit les remplacements de pièces (roues, batteries, etc.), mais aussi pour ajouter une touche de personnalisation à sa voiture. Les propriétaires de Jeep Wrangler dépensent environ 800 $ en pièces et accessoires lors de la prise de possession du véhicule[10]. Que ce soient des portes amovibles qui remplacent celles d’origine, un écran pare-soleil à la place du toit, une housse pour la roue de secours, des vide-poches ou des porte-gobelets, la liste est longue. Certains estiment même que le Wrangler est sans doute le véhicule pour lequel il se fait le plus d’accessoires.
La liste de pièces chez Mopar (le fabricant de pièces pour Jeep) ou d’autres compagnies généralistes, qui les commercialisent par le biais de détaillants en magasin ou en ligne, est longue. Mais ce n’est pas étonnant pour un véhicule 4×4 au toit amovible, utilisable tant en ville qu’en zone rurale, que ce soit pour le travail ou pour le loisir.
De la communauté de marque au groupe d’appartenance
Si vous vous promenez en Jeep et que vous croisez un « Jeeper » – un propriétaire de Jeep Wrangler – il y a de fortes chances qu’il vous salue, comme le font aussi les motocyclistes, notamment les propriétaires de Harley-Davidson. Ce salut est la résultante de signes que les militaires se faisaient lors de la Deuxième Guerre mondiale pour transmettre de l’information ou simplement se reconnaître. Ce signe serait resté après la guerre et se serait répandu par le biais des vétérans, puis repris ensuite par les civils[11].
« Cependant, comme tout rituel, [ce signe] donne un sentiment d’appartenance, mais affirme aussi la position de chaque individu dans la communauté. Ainsi, si un Jeeper doit faire le salut lorsqu’il croise une autre Jeep sur la route, il doit être le premier à le faire si le Jeep qu’il croise est un modèle plus ancien ou plus puissant que le sien. Ensuite, le conducteur de l’autre Jeep doit lui rendre son salut. »[12]
Ce salut est aussi un signe distinctif de la forte présence d’une communauté de marque et de l’adhésion de ses membres, qui se regroupent pour participer à diverses activités, organisées par et pour les membres[13], intégrant aussi des gestionnaires marketing de la marque[14].
Les Jeepers ont développé une relation de confiance authentique les uns envers les autres, où l’entraide est de mise. Les plus engagés dans la communauté se retrouvent sur des terrains privés ou publics pour profiter des capacités hors route de leur véhicule. Les plus engagés dans la marque opteraient pour une technologie simple, une facilité d’entretien et des modifications possibles de leur véhicule.
L’utilitarisme des amateurs est notable et les frontières culturelles de la communauté reflètent de plus en plus l’appropriation délibérée par les Jeepers de biens symboliques, plutôt que l’image de marque commercialisée par DaimlerChrysler jadis ou Stellantis aujourd’hui[15]. Un Jeeper est un propriétaire d’un Wrangler, pas d’un Grand Cherokee !
Nom aux origines multiples, calandre originale, phares ronds, ailes évasées, le produit cache donc une part de mystère, tout comme les signes distinctifs que les propriétaires font les uns envers les autres. Bref, autant d’éléments pour écrire une belle histoire à faire rêver et pousser certains consommateurs à enter dans cette communauté.
Références
[1] Initialement appelé Willys
[2] Trouillon, J. L. (1998). Langue de spécialité et noms propres: comparaison des noms de matériels militaires britanniques et américains. ASp – la revue du GERAS, (19-22), 209-225.
[3] https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.wordorigins.org%2Findex.php%2Fmore%2F372%2F#federation=archive.wikiwix.com&tab=url
[4] Mercier, F. (2016, 7 août), « Pourquoi la calandre de Jeep a-t-elle 7 fentes ? » Le Guide de l’auto : https://www.guideautoweb.com/articles/39429/pourquoi-la-calandre-de-jeep-a-t-elle-7-fentes/
[5] Drouglazet, K. (2016, 9 mars). « Pourquoi le 7 est un chiffre fétiche. » Ouest France : https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2016-03-09/pourquoi-le-7-est-un-chiffre-fetiche-157d2654-6d2d-48d2-89fa-705dab70a8d6
[6] Baures, L. (2017, 25 avril). « Jeep, Why The 7 Bar Grille? » Trusted Automotive Professionnals : https://tap.fremontmotors.com/what-is-the-7-bar-grille/
[7] Soriano, B. et Bisciotti, F. (2024, 16 septembre), « 7 Slots: The Story Behind Jeep’s Iconic Grille. » Real Truck : https://realtruck.com/blog/7-slots-the-story-behind-jeeps-iconic-grille/?srsltid=AfmBOopshwVl1hiIadam7K020c6-1ducN-x0u3kQ9vqv48aLmF10Uj-g
[8] Rapaille, C. (2008). Culture codes. Lattès
[9] https://www.gminsights.com/fr/industry-analysis/car-accessories-market
[10] Ruffiange, D. (2019). « Ventes d’Accessoires Jeep : le Gladiator devant le Wrangler. » Auto123.com : https://www.auto123.com/fr/actualites/jeep-gladiator-wrangler-ventes-accessoires-mopar/66216/
[11] Univers Jeep : https://www.universjeep.fr/jeep-wave-ces-proprietaires-qui-se-saluent-sur-la-route/
[12] Barès, F., Cova, B., & Nemani, A. (2021). Chapitre 5. Développer des rituels. Hors collection, 86-102. Dans Barès, F., Cova, B. et Nemani, A. (2021). Start-up tribu Comment entreprendre avec sa communauté. EMS Édition
[13] Schouten, J. W., McAlexander, J. H., & Koenig, H. F. (2007). Transcendent customer experience and brand community. Journal of the academy of marketing science, 35, 357-368.
[14] McAlexander, J.H. , Schouten, J.W. and Koenig, H.F. (2002), “Building brand community”, Journal of Marketing , Vol. 66 No. 1, pp. 38-54
[15] Rosenbaum, M. S. (2007). The Jeep people: identity, consumption, and culture in a lifestyle community (Doctoral dissertation, Indiana University).