Le système de justice canadien prend très au sérieux la conduite avec les facultés affaiblies. Avec la légalisation prochaine du cannabis, une multitude de changements devront être apportés aux procédures de contrôle routier. À ce sujet, le professeur en criminalistique André Lajeunesse, du Département de chimie, biochimie et physique de l’UQTR, s’interroge sur les ajustements qui seront apportés au métier de patrouilleur.
Les collisions impliquant la consommation d’alcool ou de drogues demeurent la principale cause de décès criminels au Canada. C’est du moins ce que démontrent les statistiques du Conseil canadien des administrateurs en transport motorisé (CCATM) et de l’organisme Mothers Against Drunk Driving (MADD Canada). Or, si les données amassées indiquent la présence de substances dans l’organisme des victimes, elles ne révèlent pas le niveau d’affaiblissement des facultés. Pour le professeur Lajeunesse, c’est là que se situe la problématique.
« On a beau développer des méthodes, ou perfectionner des instruments, la question de l’interprétation demeure. Que signifie concrètement la concentration indiquée sur l’appareil, par rapport à l’état de la personne ? En criminalistique, c’est justement ça le but. Notre rôle est de donner un poids aux traces mesurées », note-t-il.
Fait important, le cannabis pose actuellement tout un défi aux scientifiques criminalistes ou forensiciens. En effet, la molécule active du cannabis, le THC, se comporte différemment de la molécule d’alcool. La corrélation entre la concentration mesurée et la diminution des réflexes demeure donc à établir dans le cas du cannabis.
« La molécule de THC se distingue sur le plan de la structure chimique. Le corps humain va l’absorber, la distribuer, la métaboliser et l’excréter de façon différente ; aussi, les effets du cannabis ne seront pas les mêmes que ceux produits par l’alcool », remarque M. Lajeunesse.
Le professeur prévient également que les consommateurs de cannabis s’exposent à un décalage. Dans le cas de l’alcool, les effets sont assez proportionnels à la quantité d’éthanol mesurée dans l’organisme. Au contraire, les effets les plus prononcés du cannabis peuvent se manifester bien après le pic de THC enregistré dans le corps.
Une technologie à développer
Actuellement, il n’existe aucun appareil permettant de détecter le THC présent dans le sang, par la salive ou l’haleine, tandis que l’effort des équipes de chercheurs se concentrent sur le développement d’instruments permettant de doser le THC par voie orale. Certains prototypes sont même en voie d’être certifiés. M. Lajeunesse prévient cependant qu’il faut rester prudent en ce qui concerne la lecture des résultats.
« Si de tels outils étaient disponibles, est-ce que la concentration détectée représenterait bien l’état du conducteur ? Concrètement, que voudrait dire le taux de THC mesuré dans la salive ou l’haleine ? Il faudra évaluer les mesures prélevées, en les plaçant dans un contexte », commente-t-il.
Le professeur soulève également que ce genre d’appareils de détection a démontré certaines faiblesses. Plusieurs recherches auraient rapporté des cas d’interférences, notamment en raison de la quantité de salive produite, de la présence d’un élément perturbateur dans la bouche, ou de la nature des aliments ingérés précédemment.
D’autres types d’analyse permettraient cependant d’obtenir des mesures fiables quant à l’intoxication au cannabis. Par exemple, un test sanguin présentant une teneur en THC supérieure à cinq nanogrammes par millilitre serait associé à un affaiblissement notable des facultés. Aussi, la présence de THC dans l’urine, si elle excède une concentration de 1,5 nanogramme par millilitre, indiquerait une consommation datant de moins de huit heures.
Il faut toutefois faire attention : bien que ces méthodes soient éprouvées, elles présentent tout de même quelques défis. Pour l’instant, le prélèvement sanguin ne fait pas partie des moyens légaux pouvant être utilisés par les policiers pour vérifier la sobriété chez les conducteurs d’automobiles. Quant au test urinaire, les résultats peuvent varier d’une personne à une autre. Dépendant du métabolisme, du système d’enzymes, de la diète, de l’état physique, des maladies, etc., les gens peuvent excréter du THC sur plusieurs heures, voire plusieurs jours.
En outre, M. Lajeunesse souligne que le mode d’absorption du cannabis vient lui aussi brouiller les cartes.
« Dépendamment de la forme dont est consommé le cannabis, les effets peuvent être plus ou moins rapides. On tient pour acquis que les gens vont fumer le cannabis, mais ils vont aussi l’intégrer dans des recettes alimentaires, le prendre sous forme de timbres transdermiques, ou encore appliquer une teinture de cannabis sous leur langue », signale-t-il.
Le professeur met également la population en garde contre les fumées passives secondaires du cannabis. Celles-ci contiennent en effet du principe actif THC, qui pourrait pénétrer l’organisme d’une personne assise à côté d’un fumeur de cannabis. Or, selon ce principe, le conducteur désigné d’un groupe de consommateurs pourrait lui aussi être testé positif oralement au THC.
Problèmes légaux
En tant que forensicien, le professeur est conscient de l’impact que la légalisation aura sur le système judiciaire canadien. Aussi, il espère que les ajustements prévus aux lois iront dans le sens des expertises actuelles.
« Je ne suis pas juriste ou avocat, mais je pense qu’inévitablement, nous assisterons très bientôt à une réforme des lois. On sait déjà que le projet de loi C-46 devrait apporter des amendements au Code criminel, et que cela permettra possiblement aux policiers d’ajouter le prélèvement salivaire et sanguin à leur protocole », commente M. Lajeunesse.
Le professeur ajoute toutefois que si ces changements sont adoptés, il faudra statuer sur la personne chargée de prélever l’échantillon sanguin.
« Habituellement, dans le système québécois, ce sont les infirmières et les infirmiers qui font les prises de sang. Dans le cas d’un policier qui est en bordure de route, est-ce que c’est lui qui va piquer le conducteur ? Faudra-t-il se rendre au centre hospitalier le plus proche ? Qui va le faire ? », s’interroge-t-il.
Quoi qu’il en soit, le professeur Lajeunesse croit que dans quelques années, la société aura fait un grand pas vers l’avant.
« D’ici cinq à dix ans, nous serons en mesure de mieux définir nos normes, et de mieux comprendre ce qui se passe. Nous aurons aussi établi une meilleure corrélation entre l’effet et la dose. Nous allons y arriver, mais présentement, nous n’en sommes pas encore là », conclut-il.