Il y a plusieurs façons d’interpréter la photo de couverture qui illustre cet article. Si certains y ont vu une foule, d’autres ont plutôt remarqué les caractéristiques individuelles de chaque personne apparaissant sur le cliché. Pour Jean-Philippe Caron, étudiant au doctorat continuum d’études en psychologie (profil Recherche) de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), cette différence de perception n’est pas anodine ; elle est à la base de ses recherches sur l’orientation politique.
« Il existe des différences fondamentales entre les gens qui se situent à gauche du spectre politique, et ceux qui se situent à droite. Dans ma thèse, je m’intéresse particulièrement au biais perceptuel. Il s’agit de la façon dont le cerveau traite les images ambiguës. Dans le cas d’une forêt par exemple, on peut la considérer comme un tout, mais aussi comme un ensemble d’arbres. Selon les études en psychologie, on voit que plus une personne a une orientation politique de droite, plus elle est susceptible d’avoir le biais global. Elle a ainsi une plus forte tendance à observer le monde dans sa globalité, donc de percevoir la forêt de manière homogène », explique-t-il.
Le biais perceptuel est un processus cognitif de bas niveau. Il est impossible d’avoir un contrôle dessus, puisqu’il fonctionne avec des mécanismes intuitifs, instinctifs et automatiques. Pour étudier ses liens avec l’orientation politique, il faut impérativement recourir à des outils d’analyse adéquats. Or, l’étudiant au doctorat a rencontré un obstacle important au moment de mesurer l’orientation politique des Québécois.
« Le problème avec les questionnaires existants, c’est qu’ils sont souvent issus de travaux américains ou européens. Comme notre réalité politique est ancrée dans une culture différente, on ne peut pas reprendre ces outils tels quels. Cela risque de générer des lacunes méthodologiques. Par exemple, certains outils américains vont mesurer le degré de traditionalisme à travers des dimensions telles que la place de l’Église, la foi ou les réserves à l’égard de l’homosexualité. Du côté du Québec, ces variables ne font plus vraiment partie des éléments charnières de nos traditions. Il faut donc faire preuve de rigueur, et bien adapter nos outils de mesure », note-t-il.
Pour Jean-Philippe, l’orientation politique se décline en deux grandes sphères. D’une part, il y a la « gigastructure », soit l’opinion politique que les gens expriment en votant ou en prenant position sur des projets de loi. D’autre part, il y a les valeurs fondamentales, qui se traduisent chez les individus par leur conception de la société (hiérarchie, inégalités, traditions, statu quo, etc.).
« En psychologie, on considère que l’orientation politique est une combinaison de ces deux sphères. La théorie montre que la gigastructure et les valeurs s’influencent l’une l’autre. À cet égard, le parallèle entre les Québécois et les Américains est assez intéressant. Aux États-Unis, où il n’y a que deux partis politiques majeurs (un parti plus à gauche et un parti plus à droite), les gens vont se situer économiquement et socialement du côté où ils vont voter. Au Québec, l’orientation politique n’est pas aussi homogène. Nous sommes plus à gauche qu’aux États-Unis dans tout, mais en général, nous tendons plus vers la droite sur le plan social, et plus vers la gauche sur le plan économique », soutient l’étudiant au doctorat.
Jean-Philippe croit que cette tendance est due à l’histoire particulière du Québec. Comme la minorité francophone défend sa langue et sa culture depuis maintenant deux siècles et demi, elle semble avoir développé une identité forte. En comprenant mieux les racines de l’orientation politique, le doctorant espère approfondir les mécanismes d’influence qui en découlent.
« En politique, on est actuellement incapable de faire des liens de causalité. On sait que c’est possible d’influencer temporairement une personne pour l’amener plus à droite ; sauf que cela implique de faire appel à ses peurs en l’exposant à des opinions extrêmes, et parfois même carrément racistes. Éthiquement et moralement parlant, on ne peut pas conduire une expérience de cette façon. L’autre enjeu, c’est qu’on n’a pas encore trouvé de façon d’amener les gens vers la gauche. Il faut être capables de contrôler ces paramètres pour que les expériences soient concluantes, et il faut trouver des manières saines et humaines d’y parvenir », indique-t-il.
Le long chemin vers le doctorat
De son propre aveu, Jean-Philippe n’est pas particulièrement charmé par la politique. C’est plutôt sa découverte de la psychologie politique qui l’a amené aussi loin. Parce qu’initialement, rien ne le destinait aux études doctorales.
« Mon parcours scolaire est assez atypique. J’ai terminé mon secondaire avec toutes mes matières fortes, mais lorsque je suis arrivé au cégep, j’ai dû quitter après un an en raison de mes mauvaises notes. Je ne suis pas capable d’écrire sans faire de fautes d’orthographe (j’ai possiblement un trouble non diagnostiqué), et comme la qualité du français valait pour 40 % de la note, j’avais toujours de mauvais résultats. J’ai donc intégré le marché du travail pendant quelques années. Puis, à un moment donné, j’ai eu un sentiment d’urgence de retourner aux études. Comme j’avais plus de 21 ans, j’ai pu entrer à l’Université sur la base de mon expérience », raconte-t-il.
D’abord admis au certificat en psychologie, Jean-Philippe doit éventuellement ralentir le rythme. Avec l’arrivée de ses enfants, il doit s’acquitter de son rôle de papa avant de se concentrer sur ses études.
« Au bout d’un certain temps, j’ai terminé le certificat et j’ai été accepté au baccalauréat en psychologie. C’est là que j’ai touché pour la première fois aux biais cognitifs et à l’orientation politique. J’ai trouvé ça tellement intéressant que j’ai demandé au professeur Benoît Brisson s’il voulait de me prendre au doctorat. Il a accepté d’être mon directeur, et à ce jour, il continue de travailler avec moi sur ce sujet », évoque-t-il.
Après avoir passé beaucoup de temps à lire sur la psychologie politique, l’étudiant au doctorat a commencé à amasser ses premières données. Ses analyses initiales semblent confirmer ses premières impressions : les convictions économiques et sociales ne manifestent pas sous la forme d’un bloc monolithique.
« Les postures économique et sociale qui composent l’orientation politique des gens peuvent diverger. Concrètement, cela signifie que la palette des positions politiques possibles est très nuancée. L’ancien chef conservateur Erin O’Toole nous a offert une belle illustration de ce phénomène. Bien campé à droite, il a quand même eu de la difficulté à concilier les intérêts des conservateurs fiscaux et des conservateurs sociaux. Cela montre qu’il existe différentes droites, et c’est la même chose pour la gauche », remarque Jean-Philippe.
« Mon idéal, c’est de mieux discerner ce qui nous sépare, pour nous permettre de mieux travailler ensemble. En comprenant davantage ce que la gauche et la droite veulent, on pourrait probablement faire avancer certains projets porteurs. On a de gros défis à relever, à commencer par le réchauffement climatique et la transition énergétique. En atténuant nos différences, on serait sans doute mieux outillés pour y faire face », conclut-il.