Est-il possible d’extraire de l’ADN de restes humains très anciens, afin d’en apprendre davantage sur la génétique des populations? La réponse est oui, grâce à de récentes avancées technologiques. Mais l’analyse de l’ADN ancien nécessite une procédure délicate et sophistiquée. Pour réaliser ce type d’opération, des chercheuses et chercheurs de l’UQTR ont mis sur pied le laboratoire TRACES, dont les équipements de pointe permettent de tirer des informations génétiques de traces et restes biologiques de différentes époques.
« L’ADN humain ancien peut être trouvé notamment dans des vestiges d’os ou de dents. La plupart du temps, il n’est disponible qu’en très petites quantités et a été abîmé par l’humidité ou le climat ambiant. Toutefois, malgré ces obstacles, il est possible d’en tirer des informations. Le plus grand défi auquel nous faisons face pour travailler avec ce type d’ADN, c’est la contamination. Lorsque nous extrayons l’ADN ancien, nous devons nous assurer qu’aucun autre ADN humain, présent sur des objets ou dans l’air ambiant, ne contamine notre échantillon. Pour ce faire, nous utilisons une salle blanche, appelée aussi salle propre », explique le professeur Emmanuel Milot du Département de chimie, biochimie et physique de l’UQTR, qui est le chercheur responsable du laboratoire TRACES.
Aménagée dans le sous-sol du pavillon Pierre-Boucher, la salle blanche de TRACES occupe près de 80 m2. Elle bénéficie de systèmes de ventilation filtrée contrôlant la qualité de l’air et comporte un sas d’accès ainsi que des murs et plafonds étanches. Une pression positive est appliquée afin que l’air sorte du local au lieu d’y entrer, lorsque s’ouvre une porte vers l’extérieur. Pour faciliter le nettoyage et éviter la formation d’électricité statique, le mobilier et les équipements sont faits de matériaux spécialisés. Toutes les personnes œuvrant dans la salle blanche doivent porter des gants et des combinaisons stériles qui couvrent l’ensemble de leur corps.
Voyez ici une vidéo expliquant plus en détail le fonctionnement de la salle blanche de TRACES :
« En plus de cette salle blanche, nous prévoyons équiper TRACES d’un laboratoire de biologie moléculaire, mentionne Emmanuel Milot. Il sera consacré notamment au préséquençage, une procédure qui permet de vérifier la qualité d’un échantillon d’ADN et son potentiel d’utilisation pour des travaux plus poussés. Ce laboratoire servira aussi à la première étape du séquençage, soit la préparation des bibliothèques d’ADN. Pour la phase suivante, c’est-à-dire la lecture même de la séquence d’ADN, nous ferons appel à Génome Québec, l’un de nos partenaires. Le séquençage permet d’établir l’ordre dans lequel se présentent les nucléotides composant un brin d’ADN. Il nous instruit sur l’information génétique contenue dans cet ADN. »
Le laboratoire TRACES sera également doté de congélateurs (à – 80 °C) pour la conservation à long terme des biobanques d’extraits d’ADN. Ces échantillons demeureront ainsi accessibles aux chercheuses et chercheurs de l’UQTR et d’autres établissements scientifiques, pour la réalisation de divers projets.
Provenance des échantillons
Les travaux d’extraction d’ADN ancien au laboratoire TRACES s’effectuent, entre autres, sur des fragments de restes humains issus de fouilles et de collections archéologiques. Ces spécimens ont été récoltés au Québec, mais peuvent aussi provenir d’autres territoires canadiens ou d’ailleurs dans le monde.
« En plus de l’ADN ancien, nos installations permettent d’analyser des traces d’ADN plus récentes, indique le professeur Milot. Partant de là, nous allons recueillir des échantillons de tissus sur des corps humains actuellement en décomposition au site de Recherche en sciences thanatologiques [expérimentales et sociales] de l’UQTR, appelé aussi REST[ES]. Il s’agit d’un endroit sécurisé en milieu naturel, où les scientifiques étudient la décomposition de corps de donneurs volontaires. Outre qu’ils enrichiront nos banques d’ADN, les échantillons prélevés au site REST[ES] serviront à étudier la dégradation de l’ADN après un décès, en climat nordique. »
Le laboratoire TRACES pourra également répondre bientôt à des demandes d’analyses d’ADN en provenance, par exemple, d’organismes privés ou de communautés à la recherche d’informations génétiques liées à des restes humains.
Établir le parcours historique des gènes des Québécois
« TRACES ne se veut pas seulement un laboratoire de production de données brutes sur l’ADN ancien, comme il y en a d’autres dans le monde, souligne le professeur Milot. Notre projet vise également à mettre en relation nos données génétiques avec des données historiques et généalogiques. Ultimement, nous voulons contribuer à dresser le portrait génétique de la population eurodescendante du Québec depuis la fondation de la Nouvelle-France. »
Pour ce faire, TRACES partagera ses données avec deux grandes infrastructures québécoises de recherche interuniversitaire : i-BALSAC et CARTaGENE. La première est une plateforme informatisée au cœur de laquelle se trouve le fichier de population BALSAC, construit à partir d’actes de l’état civil (naissances, mariages, décès) du Québec couvrant quatre siècles. La seconde est une base de données bâtie à partir de la cueillette d’échantillons d’ADN de donneurs volontaires québécois, qui ont également fourni des informations sur leur santé et habitudes de vie.
« Le jumelage de la génétique et de la généalogie est un outil formidable pour suivre la diffusion des gènes à travers le temps. En reliant, par filiation généalogique, les génomes d’individus anciens à ceux d’individus modernes, nous voulons reconstruire l’histoire de gènes précis et mesurer l’effet de la sélection naturelle sur ceux-ci. Cette démarche favorisera, par exemple, l’étude de la transmission génétique de certaines maladies ou de la propagation de variants génétiques, ainsi que la compréhension de la diversité génétique humaine », ajoute le chercheur.
TRACES travaillera également en partenariat avec le Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ), pour relier les données d’ADN ancien aux informations compilées dans l’Infrastructure intégrée des microdonnées historiques de la population du Québec (IMPQ). Cet outil regroupe des millions de renseignements issus d’actes de l’état civil québécois et de recensements canadiens.
De nombreux collaborateurs, jusqu’en sol européen
Outre Emmanuel Milot, le laboratoire TRACES regroupe deux autres professeurs-chercheurs de l’UQTR : Frank Crispino du Département de chimie, biochimie et physique, directeur du Groupe de recherche en science forensique (GRSF) de l’Université, ainsi que Marie-Ève Harton du Département des sciences humaines, qui est membre du CIEQ et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire des dynamiques de population au Québec (19e et 20e siècles). Des chercheurs de l’Université de Montréal se sont également joints à l’équipe de TRACES, pour la prise en charge du volet archéologique du projet.
À l’international, TRACES compte parmi ses partenaires le Musée de l’Homme de Paris, également doté d’équipements destinés à l’analyse de l’ADN ancien. « Des scientifiques de cet établissement travailleront avec nous afin de comparer l’évolution génétique des populations française et québécoise. Cette collaboration offre également de belles possibilités de mobilité à nos étudiants et étudiantes. Deux d’entre elles, qui terminent leur maîtrise en biologie cellulaire et moléculaire, ont d’ailleurs fait un stage d’un mois dans ce musée et ont pu y tester des protocoles d’extraction d’ADN ancien. Leur expérience a été fort utile pour l’aménagement de la salle blanche et d’autres équipements de TRACES. Il s’agit de Camille Julien et Kariane Larocque, qui sont aussi diplômées du baccalauréat en chimie – profil criminalistique de l’UQTR. Toutes deux ont été récemment embauchées comme professionnelles au laboratoire TRACES », signale le professeur Milot.
D’autres chercheuses et chercheurs, liés à des universités québécoises (Université de Montréal, Université du Québec à Chicoutimi, McGill University), profiteront également des infrastructures du laboratoire TRACES pour la réalisation de projets de recherche variés : évolution biologique, génétique des maladies (cancer, fécondité, affections cardiovasculaires), sélection naturelle des gènes modulant les caractères humains, migrations et évolution génétique, etc.
Des subventions totalisant près de 2 M$
Pour la poursuite de son développement, le laboratoire TRACES a obtenu récemment un important financement de 1,99 M$ en provenance de la Fondation canadienne pour l’innovation (39 %), du gouvernement du Québec (39 %) ainsi que d’établissements partenaires et fournisseurs d’équipements (22 %). L’essentiel de cet octroi (1,72 M$) ira à l’UQTR. Le reste sera versé à l’Université de Montréal pour l’achat d’équipements spécialisés en anthropologie, nécessaires à la caractérisation des spécimens archéologiques dont l’ADN sera analysé à l’UQTR.
« Les montants reçus nous permettront d’acquérir les infrastructures requises pour amener le laboratoire TRACES à un standard de niveau international, rapporte Emmanuel Milot. Nous serons alors en mesure d’extraire de l’ADN à partir de n’importe quel type de trace et de reste, moderne ou ancien, dans le respect des meilleures normes en vigueur. Les subventions accordées serviront également à bonifier nos outils informatiques pour faciliter la mise en relation de nos résultats avec d’autres bases de données universitaires. Il est important de mentionner que nos travaux sont toujours menés en conformité avec les obligations éthiques et de confidentialité relatives à l’utilisation d’échantillons d’ADN humain. »