Les clichés frappent l’œil de Charlie* (nom fictif), 28 ans, lorsqu’elle déroule le fil de son compte Instagram. Pratiquant la course à pied, s’entraînant pour cumuler les marathons, elle voue un véritable culte à ces coureuses et marathoniennes contemporaines comme Malindi Elmore, Natasha Wodak ou Melanie Myrand. Elle est abonnée à plusieurs comptes et groupes d’intérêt sur les réseaux sociaux en lien avec son sport de prédilection. Chaque fois, des photos de coureuses standardisent une représentation athlétique de la marathonienne devenue pour Charlie l’idéal corporel à atteindre.
« Les normes sociales et les attentes sportives exercent une pression significative sur l’image du corps, créant des tensions entre l’apparence sociale idéale et les exigences physiques du sport. Cette dualité entraîne inévitablement des défis psychologiques », affirme Johana Monthuy-Blanc, responsable du groupe de recherche Loricorps de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).
Sa collègue Marie-Josée St-Pierre, professeure au Département d’ergothérapie de l’UQTR, renchérit : « Comparer son corps à ceux de ses pairs ou de l’élite peut avoir des effets délétères quant à la perception de sa propre image corporelle et, ainsi, sur la façon d’investir ses occupations sportives. L’exposition fréquente à des corps à la fois minces et musculeux, particulièrement observée chez la population sportive pratiquant des sports dits de minceur, exerce une influence sur son poids et ses formes corporelles à la fois perçus, souhaités et idéalisés. »
Du corps performant au corps-objet, le dictat du sport normé
Depuis quelques années, Charlie adopte une logique de production d’un corps performant, un corps machine, qui est devenu le véhicule de ses aspirations. La connexion à ce corps-objet ne se fait plus sur une base fonctionnelle reliée à la santé, sinon sur des objectifs de performance à tout prix à titre individuel ou à titre compétitif.
Elle s’offre un entraîneur privé, qui l’aide à repousser ses limites en vue d’atteindre son objectif : courir les grands marathons du monde à Boston, New York, Londres ou encore Tokyo. Elle fait partie d’un club d’entraînement de haute performance et son réseau social est constitué de personnes sportives uniquement.
Malgré tous ses efforts, Charlie n’est jamais satisfaite de son corps quand elle se compare à ses pairs, et encore moins aux autres personnes compétitrices. « Les pressions pour atteindre un certain niveau de performance physique peuvent influencer négativement la perception des personnes sportives avec leur corps », précise la professeure Monthuy-Blanc. Ainsi, notamment chez la population sportive, la perception de l’image du corps dépend à la fois de facteurs exogènes (ex., le contexte sportif) et endogènes (ex., les caractéristiques individuelles sportives) selon une dynamique complexe.
Les perceptions négatives de Charlie sur son propre corps s’expriment à travers le contrôle du poids, qui se traduit par une obsession, voire une addiction pour le sport. Tout en est réduit à sa plus simple expression : le poids corporel et les apports alimentaires. Elle se pèse plusieurs fois par jour pour contrôler ses ingestions alimentaires en comptant les calories et en calculant les valeurs nutritives ; depuis plusieurs mois, Charlie ne s’alimente plus pour le plaisir de boire et manger, mais pour le désir de gagner.
Les troubles des conduites alimentaires sportifs, l’envers de la médaille
Plusieurs éléments sont réunis pour rendre Charlie vulnérable aux attitudes et comportements alimentaires dysfonctionnels (ACAD), incluant les troubles des conduites alimentaires. La chercheuse de l’UQTR confirme : « Le cas de Charlie pourrait s’apparenter à une anorexique athlétique caractéristique des sports dits de minceur se manifestant durant la pratique sportive. Cet état est parfois précurseur d’un trouble des conduites alimentaires, pendant ou à l’arrêt de la pratique sportive. »
Les ACAD, qui peuvent être transitoires ou permanents, sont l’expression des perceptions de l’image du corps (ex., estime corporelle, apparence physique perçue, etc.). « La souffrance — physique et mentale — influençant la fonction alimentaire devient une question individuelle propre à soi, tout comme les idéaux de l’image du corps sportif peuvent contribuer aux ACAD », précise Johana Monthuy-Blanc.
Des solutions innovantes en santé numérique, le moyen de retourner la médaille
Depuis plus de 10 ans, les membres du groupe de recherche transdisciplinaire « Loricorps » de l’UQTR développent une expertise unique en santé virtuelle pour la compréhension, l’évaluation et l’intervention relatives aux perceptions de l’image du corps.
L’échelle immersive du continuum des corps virtuels e-LoriCorps 1.1 développée et validée par l’équipe de recherche est un environnement virtuel utilisé pour immerger l’usager selon une double perspective, allocentrée (à la troisième personne, tel que l’on regarde notre reflet dans le miroir) et égocentrée (à la première personne, tel que l’on se regarde à partir de notre point de vue). Cette double perspective permet aux usagers sportifs d’expérimenter le corps-objet dit dysfonctionnel (allocentré) et le corps-sujet dit fonctionnel (égocentré).
En parallèle, l’équipe de scientifiques du Loricorps fait figure de proue grâce à son approche transdisciplinaire et intersectorielle e-Pros-A de la santé alimentaire [Perceptions, relations, occupations et sensation relatives aux attitudes et aux comportements alimentaires] auprès des populations sportives et non sportives. L’expertise acquise se traduit par des initiatives d’e-éducation et d’e-santé en réponse à la stratégie de transformation numérique gouvernementale du Québec et à son récent déploiement.
« Pour comprendre, éduquer et intervenir efficacement, il est essentiel d’intégrer le milieu sportif et d’agir directement auprès des athlètes. Comme nos récents travaux en santé virtuelle le démontrent, il devient plus tangible de sensibiliser et d’intervenir sur les sensations corporelles à partir de la perspective égocentrique, plutôt que sur le poids et les formes corporels reliés à la perspective allocentrique. Équipes, clubs, fédérations doivent miser sur les particularités corporelles des corps sportifs tout en légiférant la pratique de la pesée, qu’elle soit collective ou individuelle, pour la limiter à des contextes spécifiques », soutient la chercheuse.
En ce sens, la prévention des troubles perceptivo-alimentaires nécessite une mobilisation du milieu sportif dans son ensemble pour garantir des solutions durables et efficaces. « La tenue des Jeux du Québec sur le campus de l’UQTR à l’été 2025 pourrait très certainement offrir une belle opportunité en ce sens ! », conclut Marie-Josée St-Pierre.