Celui qui n’a jamais entendu parler de Fred Pellerin vit dans un autre univers que celui où se trouve la planète « caxtonnienne », source des nombreuses légendes qui attisent l’imaginaire de milliers de francophones au Québec comme en Europe. Grâce à ses pirouettes littéraires, le célèbre conteux mauricien, diplômé de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) en études françaises, a su raviver la tradition orale en distortionnant le réel pour créer des histoires à la fois drôles et engagées.
Le succès du conteux de Saint-Élie-de-Caxton arrive à un moment bien particulier de l’histoire du Québec, qu’on dit en perte de ses repères identitaires, à la croisée d’un profond questionnement quant à la signification du « nous » permettant de se définir collectivement. Et c’est dans ce contexte que Fred Pellerin puise à même nos racines québécoises en recourant au conte, un genre littéraire quelque peu oublié avec le déclin de la tradition orale : « Dans les années 1950, on a fermé nos vieux, nos sages, pour ouvrir le téléviseur », image l’auteur.
Se rassembler autour du conte
Au-delà de l’indéniable talent de celui qui raconte, le succès que remporte aujourd’hui le conte québécois tient à son caractère universel. De fait, le conte s’appuie sur l’utilisation d’archétypes, auxquels on ajoute des symboles propres à l’histoire et à la culture d’un peuple. « Dans la tradition orale, je suis persuadé qu’il y a de quoi construire quelque chose sur un patrimoine collectif. Il y a là-dedans une possibilité de se rassembler. Pis ça marche, même si le conte est hors norme », soutient Fred, avant d’ajouter : « Si tu vas à l’école en gestion et marketing d’artistes, je suis pas mal certain que toutes les grilles qu’ils vont t’offrir pour assurer le succès de la mise en marché d’un artiste proposent autre chose que les contes de 45 minutes d’un gars assis tout seul sur le stage avec rien d’autre comme support visuel. Donc, si ça fonctionne, c’est que ça doit toucher une corde sensible. »
Dans la tradition orale, je suis persuadé qu’il y a de quoi construire quelque chose sur un patrimoine collectif. Il y a là-dedans une possibilité de se rassembler.
Le conteur mauricien en profite pour apporter des pistes de réflexion basées sur le mieux-être collectif, sur les projets communs, notamment grâce à son spectacle De peigne et de misère et à son plus récent film Esimésac réalisé par Luc Picard. À travers leur quête respective, les personnages Méo le coiffeur et Ésimésac Gélinas essaient de trouver un sens collectif à leurs actions, en opposition à l’échec d’un vouloir qui serait purement et simplement individualiste. Fred résume sa pensée : « D’après moi, on ne peut pas vivre seul. Si un jour tout pète pis qu’il en reste rien qu’un debout sur c’te planète-là, je pense qu’il va rusher en maudit tout seul. Il faut un projet collectif, parce qu’au-delà d’une l’idéologie qui prône l’individualisme, on est pogné pour vivre ensemble, faque autant le faire comme il faut. À partir de là, on peut rêver d’un projet collectif qui permettra au Québec de se redéfinir. »
Le pouvoir d’évocation du « nous » s’exprime ainsi par métaphore dans les histoires de Fred Pellerin, grâce aux quêtes des personnages peuplant le village de Saint-Élie-de-Caxton. Il n’y a pas si longtemps, avant l’industrialisation et l’urbanisation du Québec, le village était ancré dans les mœurs et la culture des Québécois. Aujourd’hui, c’est un des derniers lieux du « nous ». Pour lui, « le village constitue un microcosme utile dans le conte, parce qu’il y a encore cette dimension qui fait que les choses sont bougeables humainement ». Bref, un endroit où la collectivité se trouve au cœur du changement.
Habitant lui-même cet univers « villagesque » qu’on retrouve dans ses contes, Fred Pellerin s’est fait coller une étiquette de ruralité, un mode de vie qu’il en est venu à incarner. « Mais j’habitais le village avant d’avoir des convictions de ruralité, lance-t-il. Et je reste là parce que je suis pris là! » Pris là, dans le sens où ses racines profondes retiennent son être en sol caxtonnien.
Les balbutiements du conteux
C’est en effet dans le désormais célèbre village de la Mauricie que naquit Fred, qu’il grandit et où il apprit son métier de conteux. « Au départ, je menais de front mon baccalauréat en études françaises à l’UQTR et je faisais le guide touristique à Saint-Élie-de-Caxton. J’en suis venu à amalgamer les plaisirs de la langue, de la littérature, de la poésie, des formes narratives et théâtrales, avec la construction de récits historiques démanchés dans mon travail de guide touristique. À l’intersection de ces affaires-là s’est créé le conte, qui mélangeait la parole des vieux du village, celle sur laquelle je construisais mes histoires touristiques, ainsi que le plaisir des mots, de la langue, de la littérature… », relate le diplômé de l’université trifluvienne.
À la fin des années 1990, la Pierre Angulaire, une coopérative agroculturelle à Saint-Élie-de-Caxton, accueille les premiers passages sur scène du futur conteur, qui présente alors les artistes avant leur spectacle : « C’est là que j’ai eu accès à une scène et un micro pour la première fois. Parfois, l’artiste demandait un p’tit dix minutes de plus pour se préparer, alors j’en profitais pour raconter une histoire. C’est comme ça que s’est dessinée l’affaire du conte, sans même que je sache où ça irait plus tard. Il n’y avait pas encore l’acte assumé de dire : “Je suis conteur”.»
Profession : conteux
« Après ça, il y a eu des enseignants et des bibliothécaires qui m’invitaient à aller raconter des histoires », se rappelle celui qui compte à ce jour plus de 2 500 représentations professionnelles au sein de la francophonie mondiale. De fil en aiguille, il commence à recevoir des invitations pour participer à des festivals un peu partout au Québec et en Europe, il se fait connaître davantage et se retrouve dans des salles plus prestigieuses. Ensuite vinrent de multiples événements qui propulsèrent sa carrière : son premier passage à Tout le monde en parle en 2005, des livres, d’autres spectacles au Québec et en Europe, son premier album solo intitulé Silence, l’adaptation au cinéma de ses contes par Luc Picard avec le film Babine, quatre Félix, un conte de Noël présenté avec l’Orchestre symphonique de Montréal à la Place des Arts…
La responsabilité sociale
Mais avec la popularité viennent aussi certaines responsabilités. Chez Fred Pellerin, on l’a constaté lors de sa prise de parole à l’occasion de la Fête nationale en 2011, à travers son vibrant hommage à Gilles Vigneault dans le cadre du gala de l’ADISQ, ou encore le 22 avril 2012, Jour de la Terre, pour appuyer la défense du bien commun et le partage de la richesse.
« En tant qu’artiste, mais surtout en tant que personnalité publique qui acquiert une certaine visibilité, je pense qu’il vient avec ça des responsabilités. C’est René-Richard Cyr qui disait : “Avoir le micro pis fermer sa gueule, c’est être complice”. Ça veut pas dire de parler tout le temps, d’être une grande gueule et de se sentir l’obligation d’avoir une opinion sur tout… Mais ça veut dire qu’il y a des moments où il faut que tu dises quelque chose parce que sinon t’es complice », soutient-il, en s’empressant toutefois de préciser : « En même temps, je fais attention de retrouver rapidement la métaphore du conte, parce que c’est là que je suis le plus confortable pour dire le mieux ce que je pense. »
De fait, le conte, dans sa définition, est à la fois une prise de parole et une métaphore sur le réel. « Et c’est sûr qu’il y a une forme d’engagement qui vient avec cela », assume Fred Pellerin. Ainsi, en plus de réinventer le genre littéraire du conte, celui-ci en vient à lier son art et ses convictions pour faire vibrer l’imaginaire de milliers de francophones.