Chaque année, des millions d’hectares de forêt disparaissent de notre planète en raison d’incendies. Les moyens utilisés par l’humain pour combattre ces immenses brasiers apparaissent souvent bien dérisoires. Mais pourquoi ne pas s’attaquer directement à la source du problème : l’inflammabilité des arbres? En lien avec cette approche, le professeur François Brouillette du Département de chimie, biochimie et physique de l’UQTR mène actuellement des recherches pour doter les arbres d’une armure ignifuge.
« Je travaille à la mise au point d’un traitement non toxique que nous pourrions appliquer sur les arbres pour qu’ils deviennent ignifuges, ou difficilement inflammables. Avec quelques rangées d’arbres ignifuges, nous pourrions stopper la propagation d’un incendie de forêt, qui s’éteindrait au contact de cette barrière coupe-feu », explique le professeur Brouillette, dont les recherches se déroulent à l’Institut d’innovations en écomatériaux, écoproduits et écoénergies (I2E3) à base de biomasse de l’UQTR.
Pour comprendre comment le chercheur en est arrivé à ce projet audacieux, retournons quelques années en arrière afin de découvrir son parcours marqué par le sens de l’innovation et, parfois aussi, par le hasard.
Un papier qui ne brûle pas
Spécialiste de la chimie de la fabrication du papier, François Brouillette a d’abord œuvré dans l’industrie avant de devenir professeur à l’UQTR. « À cette époque, j’ai travaillé avec différents produits chimiques ou additifs, que les entreprises mélangent aux fibres de bois pour améliorer la qualité du papier. Une fois arrivé à l’UQTR, j’ai voulu pousser plus loin l’usage de ces produits en les faisant réagir chimiquement avec les fibres, plutôt que de simplement les mélanger à celles-ci. Je voulais créer ainsi de nouvelles fibres avec des propriétés encore plus avantageuses pour la fabrication du papier », raconte-t-il.
Le chercheur s’est alors intéressé tout particulièrement à un additif qu’il connaissait : l’ester de phosphate. Mélangée avec la fibre, cette molécule permet de créer un papier qui résiste mieux aux détériorations causées par les presses à imprimer. « Je me suis dit que je pourrais renforcer cette caractéristique en fixant définitivement l’ester de phosphate sur la fibre grâce à une réaction chimique. De plus, la fibre ainsi obtenue pourrait être recyclée sans perdre ses nouvelles propriétés », précise le professeur Brouillette.
Le chercheur a travaillé sur ce projet en compagnie d’étudiants. Les expérimentations n’ont cependant pas eu le résultat escompté, mais ont plutôt réservé quelques surprises à l’équipe du professeur Brouillette.
« Nous n’avons pas réussi à greffer entièrement la molécule d’ester de phosphate à la fibre. Seulement une partie de la molécule, soit le phosphate, s’est liée chimiquement aux fibres. Ce n’était pas ce que nous voulions, mais nous avons constaté ensuite que ces nouvelles fibres, dites phosphorylées, présentaient plusieurs propriétés intéressantes. Elles sont notamment ignifuges », explique François Brouillette.
Dans les années 1950, des chercheurs avaient déjà réussi à produire des fibres phosphorylées ignifuges. Mais ces fibres étaient alors obtenues à l’aide d’acide phosphorique. « L’emploi d’un acide endommage les fibres qui se transforment en une poudre inutilisable pour la fabrication du papier. Dans notre cas, l’utilisation d’un ester de phosphate nous a permis d’obtenir des fibres phosphorylées tout laissant leur morphologie intacte. Elles pouvaient donc ensuite être utilisées pour produire du papier ou des matériaux ignifuges, qui ne brûlent pas. Il s’agissait donc d’une innovation fort intéressante », souligne François Brouillette.
Dans les deux vidéos suivantes, voyez comment des fibres non phosphorylées (non ignifuges) et des fibres phosphorylées (ignifuges) réagissent différemment, lorsqu’elles sont soumises à la flamme d’un brûleur :
De multiples applications
La découverte de l’équipe du professeur Brouillette a ouvert la porte à de nombreuses possibilités pour l’industrie. Les fibres phosphorylées ignifuges peuvent notamment être utilisées pour la fabrication de matériaux de construction ou d’isolation, destinés à des bâtiments ou des moyens de transport (avions, trains, etc.). « Des entreprises comme Kruger, Bombardier Transport ou MSL ont d’ailleurs travaillé avec nous, en lien avec ces fibres », rapporte le chercheur.
Lors d’incendie, ces fibres de bois phosphorylées ont aussi l’avantage de ne dégager aucun produit toxique pour les êtres vivants, contrairement à d’autres traitements ignifuges actuellement utilisés. Elles peuvent aussi être recyclées tout en demeurant ignifuges.
Parmi les autres propriétés des nouvelles fibres phosphorylées figure aussi leur affinité avec les ions métalliques. « Cette caractéristique en fait un excellent matériau pour le traitement des eaux usées, car les fibres peuvent servir à fabriquer des membranes de filtration qui retiennent les métaux lourds se trouvant dans les liquides », ajoute François Brouillette.
Et l’arbre ignifuge?
Toujours désireux de pousser plus loin ses travaux, le professeur Brouillette s’est mis à réfléchir à l’idée d’utiliser le principe des fibres phosphorylées pour créer un arbre ignifuge, permettant de lutter contre les incendies de forêt.
« Au départ, j’ai pensé à la possibilité qu’un arbre puisse produire lui-même des fibres phosphorylées pendant sa croissance. Mais cette idée tombait dans le domaine des modifications génétiques, ce qui n’est pas mon champ d’expertise. Je me suis donc tourné vers une autre alternative, soit celle de traiter la surface des arbres pour la rendre ignifuge, en phosphorylant l’écorce et les feuilles. Tout ce que ça prend, c’est une mince couche de phosphate à la surface pour rendre l’arbre totalement ignifuge. En plus, ce produit est non toxique et, selon nos premières observations, ne nuit pas à la plante », décrit le chercheur.
Pour réaliser ce projet, deux options s’offraient au professeur Brouillette. La première consistait à vaporiser des fibres déjà phosphorylées et ignifuges sur la surface des arbres visés. Cette solution nécessitait que les fibres soient d’abord apportées en usine, pour y réagir avec l’ester de phosphate, avant d’être utilisées en forêt.
« J’ai plutôt choisi de travailler sur une seconde alternative, soit celle d’appliquer sur l’arbre lui-même l’ester de phosphate et certains autres réactifs. Puis à l’approche de l’incendie, la chaleur du feu activerait elle-même la réaction chimique nécessaire pour transformer l’écorce de l’arbre en une matière phosphorylée ignifuge. Cette réaction ne nécessite qu’une chaleur d’environ 100 degrés Celsius et pourrait s’effectuer très rapidement. Grâce à quelques rangées d’arbres devenus ignifuges et capables d’éteindre les flammes, le feu serait alors arrêté dans sa course », indique François Brouillette.
Prochaines étapes
Pour lancer ses travaux sur l’arbre ignifuge, le professeur Brouillette a obtenu l’an dernier une subvention à la découverte du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) du Canada.
« Jusqu’à présent, nos tests portaient sur la réaction chimique entre l’ester de phosphate et des fibres de bois. Il nous faut maintenant vérifier si nous pouvons aussi phosphoryler des écorces d’arbre, car elles n’ont pas la même composition que les fibres qui proviennent de l’intérieur de l’arbre. Nos premières expériences nous démontrent que la réaction chimique fonctionne avec les écorces. Mais nous devons aussi étudier le principe de base, pour savoir comment se déroule cette réaction, à quel endroit se fixe le phosphate et si les écorces phosphorylées sont aussi ignifuges que les fibres », mentionne le chercheur.
Les travaux de l’équipe du professeur Brouillette se dérouleront d’abord en laboratoire, avec des morceaux d’écorce de différentes espèces d’arbres fournis par des entreprises forestières. « Nous commençons avec les écorces, mais il faudra ensuite s’intéresser aux feuilles des arbres et aux aiguilles des conifères, car ces éléments doivent aussi être traités pour réussir à rendre un arbre complètement ignifuge. Je suis d’ailleurs actuellement à la recherche d’un étudiant au doctorat qui pourrait spécifiquement se consacrer à ces recherches », de dire François Brouillette.
L’innovation comme leitmotiv
Jamais à court d’idées, le chercheur explore aussi d’autres applications pour ses fibres de bois phosphorylées. « La firme québécoise Berger, productrice de tourbe, a notamment travaillé avec nous pour étudier les propriétés de rétention d’eau de ces fibres. Je mène aussi un projet avec l’un de mes collègues de l’UQTR pour intégrer les fibres phosphorylées dans des catalyseurs poreux servant à la fabrication d’hydrogène. Dans ce cas-ci, c’est la capacité des fibres phosphorylées à attirer les métaux lourds à un certain endroit du catalyseur qui nous intéresse. Ce projet, financé par le programme Samuel-de-Champlain du Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies, se déroule en collaboration avec l’Université de Limoges, en France », souligne-t-il.
Quand il jette un regard sur le chemin parcouru, François Brouillette aime se rappeler une anecdote : « Il y a plusieurs années, à mes débuts dans l’industrie papetière, je croisais régulièrement l’un de nos fournisseurs de produits chimiques nommé Michel Leduc, de la compagnie Stepan. Ce dernier nous poussait à nous intéresser davantage à l’ester de phosphate, parce qu’il croyait que ce produit pourrait nous aider dans le développement de produits papetiers. Cette suggestion, presque banale, a fait sûrement germer en moi l’idée d’étudier cette molécule. Au fil des ans, ce fournisseur n’a jamais cessé de nous encourager dans nos recherches. Aujourd’hui, les résultats obtenus lui donnent certainement raison! »