Historiquement, le concept de « déconsommation » apparait lors de périodes caractérisées par la baisse du pouvoir d’achat, mais aussi par des vagues de consommation alternative, voire de résistance du consommateur qui refuse d’acheter certains produits[1]. En marketing, les premiers travaux qui en parlent datent du milieu des années 1990 avec la notion de résistance du consommateur[2].
Cet article – Courant d’idées – est rédigé par le professeur William Menvielle du Département de marketing et système d’information de l’École de gestion de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).
Sur le plan étymologique, on pourrait définir la déconsommation comme une « non » consommation, puisque le préfixe « dé » est privatif et donne un sens contraire au mot auquel il est associé. Mais, plus largement, du point de vue du consommateur, la « déconsommation » est « un comportement d’un individu visant à réduire de façon volontaire sa consommation »[3]. C’est un concept certes limitatif, mais aussi un phénomène important en soi. Tellement important d’ailleurs, que le terme « déconsommation » a fait son entrée dans le dictionnaire Larousse 2021 et se définit comme une « tendance générale à consommer moins, par souci d’économie, mais aussi à acheter mieux et autrement, en vertu de préoccupations éthiques et environnementales (aspiration à la décroissance pour préserver les ressources de la planète, notamment) »[4].
Plusieurs raisons peuvent expliquer cette réalité. Sur le plan économique, l’inflation est un facteur impactant les prix et paupérisant davantage les ménages, la hausse globale du pouvoir d’achat étant bien en deçà de l’augmentation des prix. En ce qui concerne l’endettement des ménages, le Canada atteint des sommets. Si en 1993, l’endettement était de 100 % (je gagne 100 $, je dois 100 $), il se chiffre actuellement, au 2ème trimestre de 2022, à 181,2 %[5] (je gagne 100 $, je dois 181,2 $). Comparativement, l’Italie affiche un taux de 91 %, États-Unis « n’en sont qu’à 101 % », mais les scores atteignent 127 % en France, 148 % au Royaume-Uni et 248 % au Danemark[6]. Quand on se compare, on se console…
Sur le plan démographique, le vieillissement de la population explique partiellement cette réalité. Dans 10 ans, les projections font état de 10 millions de Canadiens de plus de 65 ans, ce qui représentera 21,65 % ou 29,8 % de la population[7]. Le cycle de vie familial, même s’il est remis en cause, montre que l’on consomme moins à l’âge de la retraite; le poste de dépenses qui augmente avec l’âge concerne les soins de santé et les médicaments.
Enfin, les facteurs sociaux sont aussi des éléments explicatifs de cette baisse de consommation. Certains d’entre nous rejettent l’image illusoire du bonheur matériel; « acheter parce qu’on en a besoin et non parce que ce n’est pas cher » semble être leur credo.
Pour d’autres, leur confiteor est le refuge dans le durable : ne pas acheter inutilement, acheter usagé, prêter, louer. Face à ce comportement, les gestionnaires marketing tentent de déjouer les sacrosaints taux d’équipement des ménages – près de 100 % possèdent au moins une télévision, 90 % au moins un téléphone cellulaire, 80 % une tablette, 50 % un ordinateur, 65 % une automobile[8] pour une moyenne d’utilisation quotidienne domicile-travail de 24 minutes – en sortant régulièrement des produits nouveaux dont l’innovation est très incrémentale ou en jouant sur l’obsolescence planifiée.
Comment déconsommer ?
Alors devant cette situation, on constate un schisme face à cette « religion de consommation » typiquement nord-américaine, mais qui se répand comme un démon ailleurs dans le monde[9]. Les plus « intégristes » choisiront de ne plus acheter. Mais là encore, des variations existent. Si certains optent pour un boycott pur et simple de marques ou de produits, d’autres choisissent d’obtenir gratuitement un produit, par exemple, en remplissant une bouteille réutilisable à une fontaine plutôt que d’acheter une bouteille d’eau en plastique. Il faut savoir que chaque minute, on jette l’équivalent d’un camion de plastique dans les océans.
D’autres choisissent de ne plus acheter, mais de faire eux-mêmes leurs propres produits : faire son café, ses repas ou sa pâtisserie ont l’avantage d’embaumer la maison. On est dans le sensoriel à plein nez !
Pour les derniers, plus rares sans doute, du moins en zone urbaine, c’est le troc qui est préconisé : on se rend des services (on se prête des outils) ou on se donne des fruits et légumes ou encore des œufs…
Une autre façon de déconsommer est de remplacer les achats traditionnels par des produits de substitution. Les étudiants en marketing et en économie y voient ici une application directe de l’élasticité et de l’élasticité croisée, mais ici, point de calculs, des faits ! Exit la pâte à tartiner (mauvaise pour la santé de l’homme et de la planète) que l’on remplace par de la confiture ou de la tartinade, à moins que l’on choisisse de faire soi-même ses produits. On peut aussi opter pour des produits basiques que l’on prépare à sa façon. Le yogourt redevient donc nature et offre une variété de saveurs selon les ajouts : sucre, cassonade, miel, purée de fruits, petits fruits de saisons…
Dans cet inventaire à la Prévert[10] des actions possibles, il y a aussi le traditionnel 3R : plutôt que de jeter du pain durci, on peut certes le donner aux volatiles, mais le garder pour en faire du pain perdu, de la chapelure ou des croutons.
Dernière alternative, toute bête, toute simple, trop simple sans doute pour que les consommateurs y pensent : acheter moins. « On nous fait croire que le bonheur c’est d’avoir, de l’avoir plein les armoires », chantait Alain Souchon en 1993[11]. Et pourtant, le consommateur est toujours en quête de bonheur à en juger par la taille des paniers d’épicerie qu’il pousse inlassablement, image moderne de « Sisyphe poussant son rocher ».
Acheter intelligemment, gaspiller moins
Acheter moins ne signifie pas ne plus acheter, mais acheter plus intelligemment, pour réduire la fréquence de consommation de certaines denrées (plus de protéines végétales ou provenant d’insectes[12] et moins de protéines animales), acheter en gros pour congeler ou conserver sous-vide, stocker moins (car c’est de l’argent qui dort inutilement) et surtout gaspiller moins.
D’ailleurs, dans la catégorie gaspillage alimentaire, le champion nord-américain est… le Canada[13]; mais dans le monde, les autres ne sont pas tous très loin derrière. Plusieurs études existent sur le sujet, notamment celles de la FAO, et qui excluent les parties non consommables (os, arêtes de poissons, coquilles d’œufs, pelures)[14]. Mais, parmi les chiffres (qui varient énormément selon les méthodologies utilisées), on peut y lire le portrait suivant (en kg/personne/année) :
Afrique :
- Afrique du Sud : 134
- Nigéria : 189
- Zambie : 78
Asie :
- Australie : 102
- Hong Kong : 101
- Inde : 68
- Japon : 64
- Pakistan : 74
Amérique du Sud :
- Brésil : 60
- Mexique : 94
Europe :
- Allemagne : 75
- Autriche : 39
- France : 85
- Grèce : 142
- Italie : 67
- Pays-Bas : 50
- Royaume-Unis : 77
Ces tristes chiffres ne doivent pas être un constat amer d’un échec, mais une photo que l’on peut (et doit) changer. Des entreprises ont compris que face à la déconsommation et aux facteurs qui en sont la raison, il fallait changer le modèle d’affaires et la vision. Ainsi, l’entreprise trifluvienne FAB 3R adopte une forme de ralentissement de la production[15]. En Gaspésie, la microbrasserie Auval mise sur la décroissance… pour dynamiser sa région[16].
Bref, on voit donc naître un mouvement – encore marginal certes – d’entreprises et de consommateurs qui ont fait vœu de « déconsommer ». Qu’en sera-t-il toutefois, après la récession prévue au Canada et lorsque les taux d’intérêt auront de nouveau baissé ? Les consommateurs se souviendront-il des difficultés du temps passé et des promesses qu’ils auront faites alors ? Pas forcément, car la mémoire est une faculté qui oublie. « Je me souviens » est un slogan qui illustre les plaques d’immatriculation, pas un leitmotiv qui gouverne nos vies.
Visionnez l’entrevue à NousTV
Références
[1] Zavestoski S. (2002). “Guest Editorial: Anticonsumption attitudes”, Psychology and Marketing, vol. 19, n° 2, p. 121-123.
[2] Cova B. (1996). « Déconsommation et mutations du marketing », Gestion 2000, n° 2, p. 77-93.
[3] De Lanauze, G. S., et Siadou-Martin, B. (2013). Pratiques et motivations de déconsommation: une approche par la théorie de la valeur. Revue française de gestion, 39(230), 55.
[4] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/d%C3%A9consommation/188510
[5] https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/220912/dq220912a-fra.htm
[6] https://data.oecd.org/fr/hha/dette-des-menages.htm
[7] https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/91-520-x/91-520-x2022001-fra.htm
[8] https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/en/tv.action?pid=2310006701
[9] Les quelques exemples d’actions de déconsommation sont reprises de l’article de De Lanauze et Siadou-Martin.
[10] Prévert, J. (1949) Paroles, Paris, Gallimard, Coll. « Folio » p. 108-109
[11] https://www.paroles.net/alain-souchon/paroles-foule-sentimentale
[12] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1086973/poudre-insectes-grillon-supermarches
[13] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1774932/nourriture-rapport-onu-pertes-environnement
[14] https://www.fao.org/platform-food-loss-waste/resources/details/fr/c/1417261/
[15] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1910457/fab3r-trois-rivieres-decroissance-penurie-personnel
[16] https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/leve-tot/segments/entrevue/358263/brasserie-auval-val-espoir-gaspesie-decroissance