Qui n’a pas déjà consulté un professionnel de la santé, a reçu un traitement et ensuite s’est fait recommander certaines actions, voire de modifier ses habitudes afin d’améliorer son sort? Mais une fois sorti du cabinet, d’avoir mis de côté les recommandations émises? « Les études démontrent que le pourcentage des individus qui mettent en application les recommandations de leur professionnel de la santé est plutôt faible », lance Marie-Josée Drolet, professeure au Département d’ergothérapie de l’UQTR.
Il peut ainsi s’avérer difficile d’amener certains patients à modifier leurs habitudes de vie; d’où l’importance, selon elle, d’apprendre aux professionnels de la santé l’art de convaincre. D’autant que faire valoir leur point de vue auprès des patients n’est que la pointe de l’arsenal rhétorique qu’ils doivent utiliser chaque jour dans une panoplie de situations.
« L’argumentation peut être employée dans la myriade des relations et interactions entre les professionnels, les patients, les collègues et les autres intervenants des milieux de la santé et communautaire. À cela s’ajoute un nouveau rôle davantage politique, du fait que les professionnels de la santé sont appelés à défendre les droits des patients sur la place publique », explique Marie-Josée Drolet. Toutefois, il n’existe, ni dans la formation, ni dans la littérature scientifique des outils sur les différentes stratégies argumentatives ajustées à leurs besoins.
Pour pallier ce manque, Marie-Josée Drolet s’est donc adjointe de deux collègues, soit les professeures Marie-Ève Caty du Département d’orthophonie et Mireille Lalancette du Département de lettres et communication sociale. L’objectif ultime de cette équipe multidisciplinaire : adapter les principes de la rhétorique – l’art de persuader par le discours – à la pratique argumentative que devraient maîtriser les professionnels de la santé. Le résultat de leurs réflexions se matérialise dans le livre ABC de l’argumentation. Pour les professionnels de la santé et toute autre personne qui souhaite convaincre, un projet pour lequel les trois chercheuses ont chacune apporté leur expertise en philosophie et éthique (Marie-Josée Drolet), sur le plan de la pratique professionnelle (Marie-Ève Caty) et en communication politique (Mireille Lalancette).
La rhétorique au service des patients
La nécessité d’un tel ouvrage s’appuie sur un constat fort : la rhétorique est omniprésente dans le milieu de la santé et son utilisation, dans l’intérêt des patients, devient incontournable. Il y a, bien entendu, l’importance de savoir convaincre le patient lui-même, pour démontrer le bien-fondé d’une recommandation professionnelle. Cela est encore plus vrai à l’ère numérique, où Internet permet aux personnes d’aller chercher des bribes d’information à gauche et à droite, de construire leur propre diagnostic et de trouver leur « remède ». Le cas des régimes alimentaires en est un d’école : par exemple, une vedette vantant, sur son blogue, les mérites d’un traitement qui lui a fait perdre beaucoup de poids peut paraître attrayant, mais il n’est pas nécessairement conseillé par les professionnels de la santé. « Bien qu’Internet soit une excellente source de renseignements et démontre que le patient, par ses recherches, souhaite prendre en charge sa santé, on y retrouve aussi son lot d’informations fallacieuses et tendancieuses. Le professionnel de la santé doit user de tactiques argumentatives afin de combattre les fausses croyances et déconstruire ce qui est véhiculé sur le Web », soutient Mireille Lalancette.
Autre situation : faire valoir son point de vue professionnel ou exprimer sa dissidence lorsqu’il s’agit, par exemple, de négocier divers aspects d’un plan d’intervention ou de contester les actions discutables d’un collègue. « L’intervention en équipe multidisciplinaire est de plus en plus valorisée dans le milieu de la santé, ce qui nécessite de travailler avec des professionnels de plusieurs disciplines, donc qui ont des approches, des codes et des valeurs parfois différentes. Il faut être capable, dans ce contexte, de bien défendre ses idées et, le cas échéant, d’amener ses collègues à adhérer à ses arguments », précise Marie-Ève Caty. Celle-ci ajoute : « Ce constat s’applique également lorsque les professionnels de la santé doivent négocier avec des tiers, comme des assureurs ou des employeurs, pour défendre les droits des patients. »
Ce rôle prend une dimension encore plus large lorsqu’on y ajoute l’aspect politique qui, souvent à travers les activités de lobbying qu’effectuent les ordres professionnels, amène notamment les professionnels de la santé à se faire promoteurs de leur profession et à s’inscrire dans une dynamique de changements sociopolitiques plus larges.
« Ce rôle plus politique, qui requiert de plaider, défendre, revendiquer ou promouvoir les droits, intérêts ou besoins des patients, exige des habiletés communicationnelles reliées à l’argumentation et à la diplomatie. Ainsi, les professionnels de la santé peuvent devoir convaincre non seulement un individu ou un groupe, mais également la population en général quant à une position quelconque à adopter relativement à la santé, au mieux-être, à la sécurité ou à la qualité de vie », affirme Marie-Josée Drolet. Sa collègue Mireille Lalancette poursuit : « Ce rôle politique peut se permuter en rôle médiatique, comme de rédiger un texte d’opinion ou participer à une émission radiophonique. »
La méthode I-DÉ-A-L-E
Afin d’aider les professionnels de la santé à appliquer la rhétorique dans leur quotidien, les trois chercheuses ont pensé la méthode I-DÉ-A-L-E (Induction, DÉduction, Autorité, Logique, Éthique) pour développer des arguments convaincants. La méthode, déclinée à travers leur ouvrage, marie les trois dimensions de la rhétorique – éthos (éthique de l’orateur), logos (logique du discours), pathos (émotions suscitées) – avec une typologie des arguments adaptée à la réalité des professionnels de la santé.
La question se pose : auront-elles réussi à les convaincre d’adopter la méthode I-DÉ-A-L-E? « C’est ce que nous voulons savoir!, lancent-elles. En ce sens, nous espérons mener un projet de recherche-intervention [une démarche ayant pour objectif de produire des connaissances capables de conjuguer actions et transformations] pour voir comment la méthode que nous proposons se traduit dans le milieu de la santé et quelles sont les stratégies réellement utilisées dans la pratique. »
Les chercheuses pourront ainsi constater si le livre, dans son essence, aura eu l’effet désiré, c’est-à-dire de convaincre les professionnels de la santé du bien-fondé d’utiliser le pouvoir positif des mots et des idées. Parce que l’argumentation se présente aussi comme une incitation à l’action.