Dans les démocraties comme le Québec et le Canada, le système politique repose sur la participation citoyenne. Ce principe s’incarne notamment à travers l’exercice du droit de vote, symbole de l’implication du peuple dans les institutions démocratiques. Or, il ne s’agit pas du seul espace où les acteurs sociaux peuvent s’exprimer. À titre d’exemple, les commissions parlementaires – qui servent à étudier les projets de loi – permettent à des experts et des groupes citoyens de participer aux débats publics. La professeure Corina Borri-Anadon, du Département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), a récemment vécu une telle expérience lors de l’étude du projet de Loi 94, visant à renforcer la laïcité dans le réseau de l’éducation.

Corina Borri-Anadon, professeure au Département des sciences de l’éducation de l’UQTR.
« Je fais partie de l’Équipe Inclusion et diversité ethnoculturelle en éducation (IDEÉ), qui est formée de neuf professeures de différentes universités. Notre travail est de documenter les pratiques, les processus et les structures qui sont mises en place à l’école, surtout en ce qui concerne les questions de diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique. Nous nous intéressons aussi à l’expérience scolaire des personnes issues de la diversité, notamment les élèves, le personnel et les parents issus de l’immigration », indique-t-elle.
« Quand nous avons pris connaissance du projet de Loi 94, nous nous sommes tout de suite senties interpellées. En effet, plusieurs articles visent à mettre en place des mesures relatives à la diversité linguistique et religieuse à l’école, ce qui concerne directement notre champ de recherche », précise la professeure.
Ce qui préoccupe les chercheuses, c’est que le projet de Loi 94 ne semble pas tenir compte des savoirs issus de la recherche. Elles constatent que plusieurs travaux scientifiques menés au Québec arrivent à des conclusions incompatibles avec les visées de la pièce législative.
« Il y a trois éléments dans le projet de Loi 94 qui sont en porte-à-faux avec la recherche. Le premier concerne l’interdiction d’utiliser d’autres langues que le français à l’école. Dans certains contextes, c’est important pour les acteurs scolaires d’utiliser la langue des élèves. Comment peut-on espérer accueillir adéquatement ceux qui ne parlent pas encore français, ou encore bien évaluer le soutien dont ils ont besoin ? Le second élément découle des effets de la Loi 21. À titre de rappel, cette loi interdit aux enseignants de porter des signes religieux. Pour sa part, le projet de Loi 94 viendrait étendre cette restriction à l’ensemble du personnel. Or, on sait maintenant qu’en privant certains élèves de modèles qui leur ressemblent, on diminue leur sentiment d’appartenance à l’école. Pire, cela nourrit leur sentiment de discrimination, et affecte leur réussite éducative ! Ce phénomène pourrait donc s’amplifier si la Loi était élargie », explique Mme Borri-Anadon.
« Le troisième point porte sur la mission de socialisation de l’école. Avec ce projet de Loi, on cherche à interdire des comportements et des valeurs, pour ultimement en imposer d’autres. L’enjeu, c’est que la mission de socialisation de l’école repose sur le vivre ensemble. La recherche en éducation démontre qu’il faut accompagner et former les élèves ; c’est insuffisant de leur dire ce qu’ils doivent faire, ou comment ils doivent être. Pour qu’ils adoptent les bonnes conduites, il faut leur permettre de les développer, tout en évitant de créer de tabous avec les thématiques sensibles. Cette opportunité devient beaucoup plus complexe pour certains d’entre eux si l’on évacue la diversité linguistique et religieuse », ajoute-t-elle.
Participer au débat démocratique
Devant ces contradictions, les chercheuses souhaitent mobiliser leurs travaux de recherche pour nourrir la réflexion entourant le projet de Loi. Or, tous n’ont pas la chance d’apparaître en commission parlementaire, et de s’asseoir face aux élus pour commenter les pièces législatives.
« Même si cet exercice est à la base de notre système démocratique, ce n’est pas facile d’accéder aux lieux de pouvoir. En ce qui nous concerne, notre équipe a contacté les partis d’opposition pour leur faire part de notre intérêt de participer à la commission. La prérogative d’inviter les intervenants appartient cependant au gouvernement ; heureusement, nous avons été retenues. Les participants peuvent représenter des syndicats, des organismes paragouvernementaux, des groupes de pression, des associations professionnelles ou, bien sûr, agir à titre d’experts. En plus de notre équipe, les élus ont notamment écouté Normand Baillargeon et Louis-Philippe Lampron », témoigne Mme Borri-Anadon.
Autre défi s’il en est un, le format des commissions parlementaires oblige les intervenants à aller droit au but. Chaque acteur – même s’il est représenté par plusieurs personnes – dispose de 10 minutes d’allocution, suivies d’une période réservée aux questions des élus. Les différents groupes sont également invités à étayer leur position en déposant un mémoire écrit. Dans le cas de l’IDEÉ, le document faisait une cinquantaine de pages.
« En raison du contexte, nous devons aller à l’essentiel ! Ça fait bizarre pour nous qui sommes habituées aux colloques et aux conférences scientifiques. Habituellement, nous avons plus de temps, contrôlons notre contenu et répondons à des questions directement liées à notre présentation. En commission, les élus posent davantage des questions d’intérêt politique, qui ne relèvent pas nécessairement de notre expertise. Disons que ça nous sort de notre zone de confort ! », souligne la professeure.
« Il faut aussi préciser une chose. Si nous nous rendons en commission parlementaire, ce n’est pas pour livrer une opinion, mais pour présenter des constats de recherche. Il n’en demeure pas moins qu’on nous invite à prendre position sur un enjeu, dans le décorum de l’Assemblée nationale. À cet égard, je crois que nous aurions intérêt à penser davantage nos travaux de recherche en fonction des décideurs. Dans le domaine de l’éducation, notre public provient principalement du milieu scolaire. Toutefois, cet exercice m’a fait prendre conscience que les élus peuvent aussi consulter nos travaux. En faisant un effort de vulgarisation, nous pourrions leur montrer quelles pourraient être les conséquences concrètes de leurs décisions », renchérit Mme Borri-Anadon.
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La chercheuse sent également qu’elle a le devoir de rendre ses résultats accessibles à la population. Elle reconnaît que ses travaux, tout comme ceux de l’équipe IDEÉ, sont financés par les Fonds de recherche du Québec (FRQ) ou le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Il lui arrive aussi de collaborer directement avec le ministère de l’Éducation pour l’élaboration de guides ou de matériel. Comme les fonds publics sont à l’origine de ses réalisations, elle tient à ce que le public puisse profiter de leurs fruits.
Un exercice important
Au final, le souhait de Mme Borri-Anadon est que les personnes qui définissent les orientations politiques soient en dialogue avec les chercheuses et chercheurs. Cette volonté semble d’ailleurs être partagée, puisque le ministre de l’Éducation a récemment proposé un projet de Loi qui créerait un Institut national d’excellence en éducation. Le but de cet institut serait justement de développer davantage de recherches pour orienter les politiques. Or, pour que ce soit un pas dans la bonne direction, il faudra s’assurer qu’une diversité de recherches soit considérée, ce qui permettrait de tenir compte d’un plus grand nombre de points de vue.
« Par exemple, certains travaux menés par les chercheurs et les chercheuses permettent de donner une voix aux élèves, aux parents, au personnel scolaire et aux citoyens. Même si ce sont les premiers concernés par les décisions politiques, ils ont rarement accès aux sphères de décisions. En documentant leur expérience, nous leur permettons indirectement d’influencer les décisions politiques. Sur le plan éthique, nous devenons en quelque sorte responsables de faire entendre ces voix dans l’espace public », remarque la professeure.
Malheureusement, il n’y a pas que du progrès. Mme Borri-Anadon souligne que certaines orientations continuent de creuser le fossé entre le terrain et les sphères décisionnelles. Elle cite l’exemple du code d’éthique qui a récemment été imposé au personnel scolaire du Québec. Celui-ci exige une loyauté absolue du personnel envers les centres de services scolaires, interdisant du même coup toute critique publique. Cette situation, combinée aux conditions de travail inhérentes au domaine de l’éducation, fait en sorte qu’il est de plus en plus difficile pour le personnel de faire des représentations, et ainsi de contribuer au débat démocratique ou encore de participer à des initiatives visant à améliorer les pratiques.
« Pour la plupart des gens, c’est difficile de trouver de l’écoute, mais c’est plus difficile encore d’avoir accès à de vrais espaces de discussion. À la suite de mon passage en commission parlementaire, j’ai beaucoup réfléchi à mon rôle. Bien que cet exercice soit exigeant, il est aussi essentiel. En tant que chercheuses-formatrices, nous avons un rôle à jouer dans le débat public », conclut la professeure.